Premières Lignes #149 : Les morsures du passé, Lisa Gardner

PREMIÈRES LIGNE #149

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Les morsures du passé, Lisa Gardner

Prologue

Danielle

JE N’AI PLUS BEAUCOUP de souvenirs de cette nuit-là. Au début, on croit qu’on n’oubliera jamais. Mais le temps est comme une sorte de brouillard, surtout pour les enfants. Et année après année, petit à petit, les détails se sont estompés dans ma mémoire. Un mécanisme d’adaptation, m’assurait le docteur Frank. L’évolution naturelle de ma psyché en voie de guérison. Aucune raison de me sentir coupable.

Mais je me sens coupable, évidemment.

Je me rappelle avoir été réveillée par un hurlement. Peut-être celui de ma mère, mais, d’après le rapport de police, plus probablement celui de ma sœur. Il faisait noir dans ma chambre. J’étais désorientée, je ne voyais rien. Et puis il y avait une odeur. C’est ce dont je garde le souvenir le plus net après toutes ces années. Une odeur de fumée que j’ai cru être celle d’un incendie, mais qui était en réalité une odeur de poudre, au bout du couloir.

D’autres bruits. Des choses que j’entendais sans les voir : des pas lourds, la chute d’un corps dans les escaliers. Et puis la voix retentissante de mon père, devant la porte de ma chambre.

« Oh, ma petite Danny. Ma jolie, jolie petite Danny. »

Ma porte s’est ouverte. Rectangle de lumière vive sur fond noir. La silhouette de mon père, découpée dans l’embrasure.

« Ma petite Danny, a-t-il chanté d’une voix plus enjouée. Ma jolie, jolie petite Danny. »

Ensuite, il a mis le pistolet sur sa tempe et appuyé sur la détente.

Je ne suis pas sûre de ce qui s’est passé tout de suite après. Est-ce que je me suis levée ? Est-ce que j’ai fait le numéro des secours ? Est-ce que j’ai essayé de ranimer ma mère, ou peut-être d’arrêter le sang qui ruisselait du crâne fracassé de ma sœur, du corps disloqué de mon frère ?

Je me souviens qu’un autre homme est entré dans ma chambre. Il m’a parlé d’une voix apaisante, il m’a dit que tout allait bien maintenant, que j’étais en sécurité. Il m’a prise dans ses bras, même si j’avais neuf ans et que j’étais trop grande pour qu’on me traite comme un bébé. Il m’a dit de fermer les yeux. De ne pas regarder.

J’ai hoché la tête sur son épaule, mais naturellement j’ai gardé les yeux ouverts.

Il fallait que je voie. Que j’enregistre. Que je me souvienne. C’est le devoir de l’unique survivant.

D’après le rapport de police, mon père était ivre ce soir-là. Il avait consommé au moins une bouteille de whisky avant de charger son arme de service. La semaine précédente, il avait perdu son emploi au bureau du shérif – après avoir reçu deux blâmes pour s’être présenté au travail en état d’ébriété. Le shérif Wayne, l’homme qui m’a sortie de la maison, avait espéré que ce licenciement obligerait mon père à s’amender, peut-être à s’inscrire aux Alcooliques Anonymes. J’imagine que mon père avait d’autres idées sur la question.

Il a commencé dans la chambre, surprenant ma mère à côté de son lit. Puis ça a été le tour de ma sœur de treize ans, qui avait sorti une tête dans le couloir, sans doute pour voir ce qui se passait. Mon frère de onze ans est lui aussi apparu dans le couloir. Il a tenté de prendre la fuite. Mon père lui a tiré dans le dos et Johnny est tombé dans les escaliers. La balle ne l’a pas tué sur le coup et il a mis un moment avant de mourir.

Je ne me souviens pas de ça, bien sûr. Mais j’ai lu le rapport officiel quand j’ai eu dix-huit ans.

Je cherchais une réponse que je n’y ai jamais trouvée.

Mon père avait tué toute ma famille, sauf moi. Est-ce que ça voulait dire qu’il m’aimait plus que les autres ou qu’il me haïssait plus que les autres ?

« Qu’en pensez-vous ? » me répondait toujours le docteur Frank.

J’en pense que c’est toute l’histoire de ma vie.

J’aimerais pouvoir vous dire de quelle couleur étaient les yeux de ma mère. Je sais qu’ils étaient bleus, logiquement, parce qu’à la mort de ma famille, je suis partie vivre chez tante Helen, la sœur de ma mère. Les yeux de tante Helen sont bleus et, à en juger par les photos qui me restent, ma mère et elle étaient pour ainsi dire des sosies.

Sauf que c’est bien le problème. Tante Helen ressemble tellement à ma mère qu’au fil des années elle a pris sa place. Dans ma tête, je vois les yeux de tante Helen. J’entends sa voix, je sens ses mains qui me bordent le soir. Et ça me fait souffrir parce que je voudrais que ma mère revienne. Mais elle a disparu en moi, ma mémoire déloyale l’a tuée plus efficacement que mon père ne l’avait fait. C’est ce qui m’a poussée à aller voir les rapports de police et les photos de scène de crime, si bien qu’aujourd’hui la seule image qui me reste de ma mère est celle d’un visage étrangement flasque qui fixe l’appareil photo, un trou au milieu du front.

J’ai des photos où je suis assise sur un perron avec Natalie et Johnny et où nous nous tenons par les épaules. Nous avons l’air très heureux, mais je ne me souviens plus si mes frère et sœur me taquinaient ou me toléraient. Se doutaient-ils qu’un soir ils allaient mourir et que moi j’en réchapperais ? S’imaginaient-ils, en cet après-midi ensoleillé, qu’aucun de leurs rêves ne se réaliserait ?

« Le complexe du survivant, me rappelait d’une voix douce le docteur Frank. Rien de tout cela n’est de votre faute. »

L’histoire de ma vie.

Tante Helen s’est bien occupée de moi. Juriste d’entreprise entièrement dévouée à son travail, elle avait plus de quarante ans et pas d’enfant quand je me suis installée chez elle. Comme elle habitait un deux-pièces dans le centre de Boston, j’ai dormi sur le canapé pendant la première année. Aucune importance, vu que je n’ai pas dormi cette année-là de toute façon, et nous restions donc debout toute la nuit à regarder des rediffusions de I Love Lucy en essayant de ne pas penser à ce qui s’était passé une semaine plus tôt, un mois plus tôt, un an plus tôt.

Une sorte de compte à rebours, sauf qu’on ne se rapproche jamais d’un quelconque but. Chaque journée est aussi merdique que la précédente. On en vient juste à accepter l’idée que la vie en général est merdique.

Tante Helen m’a trouvé le docteur Frank. Elle m’a inscrite dans une école privée où, grâce aux classes à effectif réduit, je bénéficiais d’une surveillance continue et d’un suivi individuel très poussé. Pendant deux ans, j’ai été incapable de lire. Les lettres n’avaient plus de sens, je ne savais plus compter. Je me levais chaque matin et cela me prenait une telle énergie que je ne pouvais plus faire grand-chose d’autre. Je ne me faisais pas d’amis. Je ne regardais pas les professeurs dans les yeux.

Assise sur ma chaise jour après jour, je déployais tant d’efforts pour me souvenir de chaque détail (les yeux de ma mère, le cri de ma sœur, le sourire niais de mon frère) qu’il n’y avait plus de place pour rien d’autre dans ma tête.

Et puis un jour, en marchant dans la rue, j’ai vu un homme se pencher vers sa petite fille pour l’embrasser sur le sommet du crâne. Un banal geste de tendresse paternelle. Sa fille a levé les yeux vers lui et sa petite bouille ronde s’est illuminée d’un sourire de mille watts.

Et mon cœur s’est brisé, d’un seul coup.

J’ai fondu en larmes, sangloté comme une folle dans les rues de Boston et je suis rentrée comme j’ai pu chez ma tante. Quand elle est revenue quatre heures plus tard, je pleurais encore sur le canapé en cuir. Alors elle en a fait autant. Nous avons passé une semaine entière à pleurer ensemble sur le canapé, avec des épisodes de L’Île aux naufragés en fond sonore.

« Quel enfoiré », a-t-elle dit, une fois pleurées toutes les larmes de notre corps. « Quel enfoiré de connard de mes deux. »

Et je me suis demandé si elle en voulait à mon père parce qu’il avait assassiné sa sœur ou parce qu’il lui avait collé sur les bras une enfant dont elle ne voulait pas.

L’histoire de ma vie.

J’ai survécu. Et même si je ne me souviens pas toujours, je mène ma vie, ce qui est le suprême devoir du survivant.

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