Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido, la lecture chapitre 3

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido

Et si nous lisions le début !

Aujourd’hui je vous propose de lire le chapitre 3 de ce magnifique et captivant polar historique. J’espère que ces lectures vous auront donné envie de poursuivre ce titre que vous trouvez dorénavant en poche.

Alors belle lecture à vous !


3

LE JUGE FENG ANNONÇA À Cí qu’il avait besoin d’interroger quelques voisins, aussi convinrent-ils de se retrouver après le déjeuner. Cí profita de la pause pour retourner chez lui. Il voulait rendre visite à Cerise, mais il fallait que son père lui donnât l’autorisation de ne pas aller travailler.
Avant d’entrer, il se recommanda aux dieux et fit irruption sans frapper. Il surprit son père en train de lire des documents qui lui glissèrent des mains. L’homme les ramassa à terre et les rangea précipitamment dans un coffret laqué de rouge.
— On peut savoir ce que tu fais ici ? Tu devrais être en train de labourer, lui lança-t-il furieux. – Il referma le coffret et le rangea sous le lit.
Cí lui exprima son intention de rendre visite à Cerise, mais son père se montra réticent.
— Tu fais toujours passer tes désirs avant tes obligations, marmonna-t-il.
— Père…
— Et elle n’en mourra pas, je t’assure. Je me demande pourquoi j’ai accédé au souhait de ta mère lorsqu’elle s’est obstinée à te marier à une fille plus dangereuse qu’un guêpier.
Cí avala sa salive.
— Je vous en supplie, père. Ce ne sera qu’un moment. Après je terminerai de labourer et j’aiderai Lu à la moisson.
— Après, après… Crois-tu donc que Lu va au champ pour se promener ? Même son buffle est plus disposé que toi à travailler. Après… Quand c’est, « après » ?
« Que vous arrive-t-il, père ? Pourquoi êtes-vous si injuste envers moi ? »
Cí ne voulut pas répliquer. Tous, y compris son père, savaient parfaitement qu’au cours des six derniers mois c’était lui, et non Lu, qui s’était cassé les reins à récolter le riz ; que c’étaient ses jambes qui s’étaient crevassées à s’occuper des plants dans les pépinières, ses mains qui étaient devenues calleuses à force de récolter, battre, cribler et trier ; lui qui avait labouré du lever au coucher du soleil, nivelé, transplanté, bonifié, qui avait passé ses journées à pédaler sur les pompes et à transporter les sacs jusqu’aux barcasses sur le fleuve. Tous, dans ce maudit village, savaient que pendant que Lu se soûlait avec ses putains, lui s’était tué aux travaux des champs.
Voilà pourquoi il détestait avoir une conscience : parce qu’elle l’obligeait à accepter les décisions de son père… Il alla chercher sa faucille et ses affaires. Il trouva sa musette, mais pas la faucille.
— Prends la mienne. Lu a pris la tienne, lui précisa son père.
Cí n’opposa aucune objection. Il la mit dans sa musette et partit en direction de la parcelle.
Il frappa si fort le buffle qu’il se fit mal à la main. L’animal mugissait comme si on le tuait, mais il tirait comme un démon, tentant désespérément d’éviter les coups de Cí ; celui-ci s’accrochait à l’araire, essayant de l’enfoncer dans la terre, tandis que le champ s’efforçait d’engloutir l’interminable rideau de pluie qui se vidait d’un ciel proche de l’orage. Chaque sillon était suivi d’un autre empli de jurons, d’efforts et de coups de baguette. Cí ne sentait pas la fraîcheur de l’eau qui tombait de plus en plus fort. Le tonnerre gronda et le jeune homme s’arrêta. Le ciel était aussi noir que la boue qu’il piétinait. Il avait de plus en plus chaud. Il s’asphyxiait. Un claquement, puis un autre coup de tonnerre. Un autre éclair. Et un autre.
Soudain, le ciel s’ouvrit au-dessus de sa tête et un éclair de lumière, suivi d’une détonation, fit trembler la terre. Effrayé, le buffle s’agita et fit un bond, mais l’araire resta coincé et, en tombant, l’animal s’écroula sur ses pattes arrière.
Quand Cí retrouva son souffle, il vit la bête à terre, se débattant dans la glaise, affolée. Il se hâta de la relever, mais n’y parvint pas. Il détacha le harnais et lui donna des coups de bâton, mais l’animal se contenta de relever la tête pour tenter d’échapper au châtiment. Alors il constata, terrifié, que sa patte arrière présentait une affreuse fracture ouverte.
« Dieux, en quoi vous ai-je offensés ? »
Il sortit une pomme de sa musette et l’approcha de l’animal, mais celui-ci tenta de lui donner un coup de corne. Quand il se calma, Cí lui inclina le front de façon à enfoncer une corne dans la fange. Il examina ses yeux, tellement écarquillés par la panique qu’ils semblaient vouloir échapper à la prison du corps impotent. Les naseaux se dilataient et se contractaient à la manière d’un soufflet, expulsant une traînée de bave. Il ne valait même pas la peine de le relever. Cet animal était déjà de la viande d’abattoir.
Il lui caressait le museau quand il se sentit pris au collet et jeté à l’eau. Lorsqu’il se retourna, il se heurta au visage furibond de son frère qui brandissait une baguette.
— Pauvre incapable. C’est comme ça que tu me remercies de mes peines ? – Son visage était l’image vivante du diable.
Cí essaya de se protéger quand la baguette s’abattit sur lui. Il crut sentir une brûlure lui lacérer la figure.
— Lève-toi, misérable. (De nouveau il le frappa.) Je vais t’apprendre, moi.
Cí tenta de se redresser, mais Lu le frappa de nouveau. Puis il saisit le garçon par les cheveux et le traîna dans la vase.
— Tu sais combien coûte un buffle ? Non ? Eh bien tu vas le savoir.
Il le jeta sans pitié dans la boue et il lui piétina la tête jusqu’à ce qu’elle fût submergée. Quand il se fatigua de le voir gigoter, il le tira et le poussa sous le harnais.
— Laisse-moi ! cria Cí.
— Ça te dégoûte de travailler dans les champs, hein ? Ça te désespère que notre père me préfère, moi…
Il essaya de l’attacher aux courroies.
— Tu aurais beau lui lécher les bottes, père ne t’aimerait pas. – Cí se débattit.
— Quand j’en aurai fini avec toi, c’est toi qui me les lècheras. – Et il se remit à le frapper.
Tandis qu’il essuyait le sang des coups, Cí regarda son frère avec rage. Comme l’ordonnaient les rites de la piété filiale, il n’avait jamais riposté, mais le moment était venu de lui montrer qu’il n’était pas son esclave. Il se leva et le frappa au ventre de toutes ses forces. Lu ne s’y attendait pas et accusa le choc. Mais il se retourna comme un tigre et lui renvoya un coup de poing dans les côtes. Cí tomba raide. Son frère le dépassait en poids et en envergure. Le seul avantage que Cí avait sur lui, c’était la haine qui à présent l’animait. Il tenta de se lever, mais Lu lui lança des coups de pied. Cí sentit quelque chose craquer dans sa poitrine, mais aucune douleur. Avant qu’il pût se plaindre, il reçut un autre coup de pied dans le ventre. Ses tempes palpitaient et son corps le brûlait. Un autre coup le renversa. Il tenta en vain de se relever et sentit la pluie nettoyer le sang sur son visage.
Il crut entendre son frère le traiter d’épave, mais il ne put en être sûr, car l’obscurité l’envahit et il perdit connaissance.
*
Feng se trouvait devant le cadavre de Shang lorsque Cí apparut, traînant les pieds, tel un spectre.
— Par les dieux, Cí ! Qui t’a fait… ? – Le juge l’accueillit entre ses bras avant qu’il ne s’évanouît.
Feng l’étendit sur une natte. Il remarqua qu’il pouvait à peine ouvrir un œil, mais la blessure de la joue ne paraissait pas grave. Il effleura de ses doigts le bord ouvert.
— On t’a marqué comme une mule, se lamenta-t-il tandis qu’il découvrait son torse. (Il s’alarma en découvrant l’hématome sur le flanc, mais par chance la côte n’était pas fracturée.) C’est Lu ? (Cí nia, à demi conscient.) Ne mens pas. Ce maudit animal ! Ton père a bien fait de le laisser dans les champs.
Feng acheva de déshabiller Cí et examina les autres blessures. Il respira, soulagé, en constatant que son pouls était rythmé et puissant, mais il envoya tout de même son assistant quérir le guérisseur local. Bientôt apparut un vieil homme édenté qui apportait des plantes et deux pots contenant des breuvages. Le petit homme examina Cí avec une lenteur exaspérante, il le frictionna et lui administra un tonique. Lorsqu’il eut terminé, il le vêtit de linge sec et recommanda à Feng de le laisser se reposer.
Au bout d’un moment, un étrange bourdonnement inquiéta Cí. Le jeune homme se redressa avec difficulté et regarda autour de lui pour constater qu’il se trouvait dans la pièce plongée dans la pénombre où l’on gardait le cadavre de Shang. Dehors il pleuvait, mais la chaleur avait commencé à corrompre la chair morte, répandant une puanteur semblable à celle d’une fosse d’excrétions. De nouveau il entendit l’étrange murmure qui provenait du corps de Shang et se demanda ce que c’était. Il fit le point, attendant que ses yeux s’adaptent à l’obscurité. Le murmure augmentait et s’agitait au rythme d’un sombre nuage insolite qui se balançait, se contractant et se dilatant au-dessus du cadavre. Lorsqu’il s’approcha du mort, il s’aperçut que le bourdonnement venait d’un essaim de mouches voletant au-dessus du sang sec qui ourlait sa gorge.
— Comment va cet œil ? demanda Feng.
Cí sursauta. Il ne s’était pas aperçu de la présence de Feng, qui était assis à terre, à quelques pas de distance.
— Je ne sais pas. Je ne sens rien.
— On dirait que tu vas t’en sortir. Tu n’as pas d’os cassés et… (Un coup de tonnerre proche résonna avec violence.) Par la Grande Muraille ! Les dieux du ciel sont irrités !
— Ça fait longtemps qu’ils le sont contre moi, se plaignit Cí.
Feng l’aida à marcher tandis qu’un autre coup de tonnerre grondait au loin.
— Bientôt arriveront les gens de la famille de Shang avec les anciens du village. Je les ai convoqués pour leur communiquer ce que j’ai découvert.
— Juge Feng, je ne peux continuer à vivre dans ce village. Je vous en prie, emmenez-moi avec vous à Lin’an.
— Cí, ne me demande pas l’impossible. Tu dois obéissance à ton père et…
— Mais mon frère me tuera…
— Excuse-moi, les anciens arrivent.
Les parents de Shang entrèrent, portant sur les épaules un cercueil en bois dont le couvercle avait été orné de dessins. À la tête du cortège se trouvait le père, un vieil homme angoissé à l’idée d’avoir perdu le descendant qui aurait dû l’honorer après sa mort, suivi d’autres parents et de quelques voisins. Ils posèrent le cercueil près du cadavre et entonnèrent un chant funèbre. Lorsqu’ils eurent terminé, ils se placèrent aux pieds du défunt, indifférents à la fétidité qu’il exhalait.
Feng les salua et tous s’inclinèrent devant lui. Avant de prendre place, le juge chassa les mouches qui harcelaient la gorge de Shang, mais les insectes revinrent au festin dès qu’il interrompit sa gesticulation. Pour l’empêcher, il ordonna que l’on couvrît la blessure d’un bout d’étoffe. Puis il prit place dans le fauteuil que son assistant mongol venait d’installer près d’une table laquée de noir.
— Honorables citoyens, comme vous le savez, cet après-midi se présentera le magistrat envoyé par la préfecture de Jianningfu. Cependant, et conformément au vœu de la famille, on m’a prié d’enquêter sur tout ce qui serait à ma portée. Je vais donc m’épargner les détails protocolaires et énoncer les faits.
Cí le regarda depuis le coin où il s’était installé. Il admirait sa sagesse et la sagacité avec laquelle il exerçait sa fonction. Feng ordonna ses notes et commença.
— Il est connu de tous que Shang n’avait pas d’ennemis et, malgré cela, il a été sauvagement assassiné. Quel a pu être le mobile ? Pour moi, sans aucun doute, le vol. Sa veuve, femme tenue pour honorable et respectueuse, affirme qu’au moment de sa disparition le défunt portait trois mille qian* enfilés sur une corde attachée autour de sa taille. Cependant le jeune Cí, qui ce matin nous a démontré sa perspicacité en identifiant les incisions du cou, assure que lorsqu’il a découvert Shang, celui-ci n’avait pas d’argent sur lui. (Il se leva et, croisant les mains, se promena devant les paysans, qui évitèrent son regard.) D’autre part, le même Cí a trouvé un chiffon dans la cavité buccale du cadavre, dont j’atteste l’authenticité, et qui est en ma possession, indexé et numéroté en tant que preuve. – Il sortit le morceau d’étoffe d’une petite boîte et le déplia devant les personnes présentes.
— Justice pour mon mari ! cria la veuve entre deux sanglots.
Feng acquiesça de la tête. Il se tut un instant et continua.
— À simple vue, il peut paraître que ce n’est qu’un bout d’étoffe de lin taché de sang… Mais si nous observons minutieusement ces taches (il parcourut les trois principales de ses ongles), nous nous apercevons que toutes répondent à une curieuse forme courbe.
Les personnes présentes chuchotèrent, s’interrogeant sur les conséquences que pouvait induire une telle découverte. Cí se posa la même question, mais avant qu’il trouve la réponse, Feng poursuivit.
— Pour argumenter mes conclusions, je me suis permis de faire quelques vérifications que je souhaiterais renouveler devant vous. Ren ! appela-t-il son assistant.
Le jeune Mongol s’avança, portant dans ses mains un couteau de cuisine, une faucille, un pot qui contenait de l’eau colorée et deux morceaux de tissu. Il s’inclina et posa les objets devant Feng. Le juge plongea ensuite le couteau de cuisine dans l’eau teintée, puis il l’essuya avec l’un des chiffons. Il répéta l’opération avec la faucille et montra le résultat à l’assistance.
Cí observa avec attention, remarquant que le chiffon avec lequel il avait essuyé le couteau révélait des taches fuselées et rectilignes, alors que celles qui s’étaient formées lorsqu’il avait essuyé la faucille coïncidaient avec les courbes trouvées sur le chiffon qu’il avait trouvé dans la bouche de Shang. L’arme devait donc être celle-ci. Cí admira l’intelligence de son maître.
— C’est pourquoi, continua Feng, j’ai ordonné à mon assistant de réquisitionner toutes les faucilles qui existent dans le village, tâche qu’il a accomplie ce matin avec une extrême diligence, grâce à l’aide des hommes de Bao Pao. Ren !
De nouveau l’assistant s’avança, traînant une caisse remplie de ces outils. Feng se leva pour s’approcher du cadavre.
— La tête a été séparée du tronc par une scie de boucher, scie que les hommes de Bao Pao ont trouvée dans la parcelle même où Shang a été assassiné. (Il sortit une scie de la caisse et la posa à terre.) Mais le coup mortel a été asséné avec autre chose. L’instrument qui a ôté sa vie était sans doute une faucille comme celle-ci.
Un murmure brisa le silence sépulcral. Quand ils se turent, Feng continua.
— La scie ne présente aucun signe distinctif. Elle est fabriquée dans un métal ordinaire et son manche en bois n’a pas été reconnu. Mais, par chance, chaque faucille porte toujours inscrit le nom de son propriétaire, si bien que lorsque nous aurons localisé l’arme, nous capturerons également le coupable.
Feng fit un signe à Ren. L’assistant se dirigea vers l’extérieur et ouvrit la porte de la remise, laissant voir un groupe de paysans surveillés par les hommes de Bao Pao. Ren les fit entrer. Cí ne parvint pas à les distinguer, car ils s’attroupèrent au fond, où régnait l’obscurité.
Feng demanda à Cí s’il se sentait en état de l’aider. Le jeune homme répondit par l’affirmative. Il se leva péniblement et acquiesça aux instructions que Feng lui susurra à l’oreille. Puis il prit un cahier, un pinceau, et suivit le juge qui s’accroupit devant les faucilles pour les examiner. Il le fit calmement, posant soigneusement les lames des faucilles sur les marques imprimées sur le chiffon et les regardant en transparence. À tout instant il dictait quelque chose à Cí qui, suivant les ordres de Feng, faisait comme s’il écrivait.
Jusqu’alors, Cí s’était étonné de la méthode de Feng, car la plupart des lames étaient forgées à partir d’un même modèle, et à moins que la faucille en question possédât d’aventure une marque particulière, il serait difficile d’obtenir une information concluante. Mais à présent il le comprenait. En fait, ce n’était pas la première fois qu’il voyait Feng employer une argutie semblable. Le code pénal interdisant formellement de condamner un accusé sans avoir obtenu préalablement sa confession, Feng avait élaboré un plan visant à effrayer le coupable.
« Il n’a pas de preuves. Il n’a rien. »
Feng en termina avec les faucilles et fit mine de lire les notes inexistantes de Cí. Puis il se tourna lentement vers les paysans en lissant sa moustache.
— Je ne vous le dirai qu’une fois ! cria-t-il pour dominer le claquement de l’orage. Les marques de sang trouvées sur ce chiffon identifient le coupable. Les taches correspondent à une seule faucille et, comme vous le savez, toutes sont gravées de vos noms. (Il scruta les visages apeurés des cultivateurs.) Je sais que vous connaissez tous la condamnation pour un crime aussi abominable, mais ce que vous ignorez, c’est que si le coupable n’avoue pas maintenant, son exécution immédiate se fera au moyen du lingchi, brama-t-il.
Un nouveau murmure se répandit dans le hangar. Cí fut horrifié. Le lingchi ou mort des mille coupures était le châtiment* le plus sanguinaire qu’un esprit humain pût concevoir. On dénudait l’inculpé et ensuite, après l’avoir attaché à un poteau, on dépeçait lentement ses membres comme si l’on en tirait des filets. Les morceaux de chair étaient déposés devant le condamné, qui était maintenu en vie le plus longtemps possible, jusqu’à ce qu’on lui enlève un organe vital. Il regarda les paysans et vit se refléter l’épouvante sur leurs visages.
— Mais comme je ne suis pas le juge chargé de cette sous-préfecture, cria Feng à un empan des villageois effrayés, je vais accorder au coupable une chance irréfutable. (Il s’arrêta devant un jeune paysan qui pleurnichait. Il le regarda avec mépris et poursuivit.) En vertu de ma magnanimité, je vais lui offrir la miséricorde dont il n’a pas fait preuve à l’égard de Shang. Je lui donne l’occasion de retrouver un peu d’honneur en lui permettant d’avouer son crime avant de l’accuser. De cette seule façon il pourra éviter l’ignominie et la plus cruelle des morts.
Il se retira lentement. La pluie frappait le toit. On n’entendait rien d’autre.
Cí observa Feng qui se déplaçait tel un tigre en chasse : sa démarche posée, le dos voûté, son regard tendu. Il pouvait presque respirer son irritation. Les hommes transpiraient dans le silence et l’odeur fétide, leurs vêtements trempés collés à la peau. Dehors le tonnerre grondait.
Le temps parut s’arrêter devant la colère de Feng, mais personne ne s’accusa.
— Sors, idiot ! C’est ta dernière chance ! cria le juge.
Personne ne bougea.
Feng serra les poings, enfonçant ses ongles dans ses paumes. Il murmura quelque chose et se dirigea vers Cí en proférant des malédictions. Le garçon en fut effrayé. C’était la première fois qu’il le voyait ainsi. Le juge lui arracha le papier des notes et il feignit de le relire. Puis il regarda les paysans. Ses bras tremblaient.
Cí comprit qu’à tout moment Feng allait être découvert. Aussi fut-il empli d’admiration lorsqu’il vit la résolution avec laquelle, subitement, le juge se dirigea vers l’essaim de mouches qui volait au-dessus de la scie de boucher.
— Maudites sangsues. – Il les chassa, les dispersant. Soudain, son esprit parut lancer des éclairs.
— Sangsues…, répéta-t-il.
Feng frappa dans ses mains au-dessus de la scie, faisant se déplacer le nuage d’insectes vers l’endroit où s’entassaient les faucilles. Presque toutes les mouches s’envolèrent, mais plusieurs descendirent se poser sur l’une de celles-ci. Alors le visage de Feng changea et émit un rugissement de satisfaction.
Le juge se dirigea vers la faucille sur laquelle les mouches pullulaient, il la regarda attentivement, puis se baissa. Elle était ordinaire, apparemment propre. Et cependant, parmi toutes les autres, c’était la seule que les mouches se donnaient la peine de butiner. Feng prit une lampe et il l’approcha de la lame pour apercevoir de petites taches rouges, presque imperceptibles. Puis il dirigea la lumière vers la marque inscrite sur le manche qui identifiait son propriétaire. Lorsqu’il lut l’inscription, son sourire se figea. L’outil qui reposait entre ses mains appartenait à Lu, le frère de Cí.

Voilà c’était la fin de notre semaine de lecture.

Mais si vous le souhaitez,  retrouvez mon avis sur ce livre, Le lecteur de cadavre

A Très bientôt pour une nouvelle lecture et un nouveau livre.

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido, la lecture chapitre 2.2

Suite de la lecture du livre d’Antonio Garrido

Le lecteur de cadavre

Voici la deuxième partie du chapitre 2 de notre polar historique.


2, suite…

Cí se leva à l’aube. Ils étaient convenus avec Feng de se retrouver dans la résidence de Bao Pao, où étaient habituellement logés les visiteurs du gouvernement, afin de l’assister dans l’examen du cadavre. Dans la chambre voisine, Lu ronflait bruyamment. Lorsqu’il se réveillerait, lui-même serait déjà loin.
Il s’habilla en silence et s’en alla. La pluie avait cessé, mais la chaleur de la nuit évaporait l’eau tombée sur les champs, faisant de chaque bouffée d’air une gorgée brûlante. Cí respira à pleins poumons avant de pénétrer dans le labyrinthe de ruelles qui formaient la bourgade, une succession de bicoques calquées les unes sur les autres dont les bois vermoulus se répétaient à angle droit tels de vieux dominos étourdiment alignés. De temps en temps, des lanternes scintillantes coloraient de leur lumière les petites portes ouvertes d’où émergeait l’odeur de thé, tandis que des files de paysans se dessinaient sur les chemins telles des âmes insaisissables. Et pourtant, le village dormait. On n’entendait que les geignements des chiens.
Lorsqu’il arriva à la maison de Bao Pao, déjà le jour se levait.
Il aperçut Feng sous le porche, vêtu d’une robe en toile d’étoupe couleur jais assortie à son bonnet. Son visage était de pierre, mais ses mains tambourinaient avec impatience. Après la courbette de rigueur, Cí lui renouvela sa reconnaissance.
— Je ne vais jeter qu’un coup d’œil, tu peux donc t’épargner les remerciements. Et ne fais pas cette tête, ajouta Feng en constatant sa déception. Ce n’est pas ma juridiction, et tu sais bien que dernièrement je ne fais plus d’enquêtes criminelles. Mais ne t’inquiète pas. C’est un petit village. Trouver l’assassin sera aussi facile qu’enlever un caillou de sa chaussure.
Cí suivit le juge jusqu’à une cabane annexe où montait la garde son assistant personnel, un homme silencieux aux traits mongols. À l’intérieur attendait le chef Bao Pao, accompagné de la veuve de Shang et des fils du défunt. Lorsque Cí aperçut les restes de Shang il eut un haut-le-cœur. La famille avait installé le cadavre sur un fauteuil en bois, comme s’il était encore vivant, le corps dressé et la tête unie au tronc au moyen de joncs entrelacés. Même lavé, parfumé et vêtu, on aurait dit un épouvantail ensanglanté. Le juge Feng présenta ses respects à la famille, il s’entretint un moment avec eux et leur demanda l’autorisation d’examiner le cadavre. L’aîné la lui accorda et Feng s’approcha lentement du mort.
— Te souviens-tu de ce que tu dois faire ? demanda-t-il à Cí.
Celui-ci s’en souvenait parfaitement. Il sortit une feuille de papier de son sac, la pierre d’encre et son meilleur pinceau. Puis il s’assit à terre, près du corps. Feng s’approcha du cadavre, déplorant qu’on l’eût lavé, et il se mit au travail.
— Moi, juge Feng, dans la vingt-deuxième lune du mois du lotus, de la deuxième année de l’ère Kaixi et quatorzième du règne de notre aimé Ningzong, fils du Ciel et honorable empereur de la dynastie Song, ayant dûment obtenu l’autorisation de la famille, j’entreprends une investigation préalable, accessoire de l’officielle qui devra être pratiquée dans non moins de quatre heures à partir de sa connaissance par le magistrat que désignera la préfecture de Jianningfu. En présence de Li Cheng, l’aîné du défunt, de la veuve de ce dernier, Madame Li, de ses autres enfants mâles, Ze et Xin, ainsi que de Bao Pao, le chef du village, et de mon assistant Cí, témoin direct de l’événement.
Cí écrivit sous la dictée, répétant chaque mot à voix haute. Feng continua.
— Le défunt, du nom de Li Shang, fils et petit-fils de Li, qui aux dires de son fils aîné était âgé de cinquante-huit ans au moment de sa mort, exerçant la profession de comptable, de paysan et de menuisier, a été vu pour la dernière fois avant-hier, à midi, après avoir exécuté sa besogne dans le magasin de Bao Pao où nous nous trouvons à présent. Son fils témoigne que le défunt ne souffrait d’aucune maladie hormis celles propres à son âge ou aux saisons, et qu’on ne lui connaissait pas d’ennemis.
Feng regarda l’aîné, qui s’empressa de confirmer ces précisions, puis Cí, afin qu’il relût ce qu’il avait écrit.
— En raison de l’ignorance des membres de sa famille, continua Feng avec une moue de réprobation, le corps a été lavé et habillé. Ils confirment eux-mêmes qu’au moment où le corps leur a été remis ils n’ont remarqué aucune autre blessure que la terrible entaille qui séparait la tête du tronc, et que c’est sans doute celle-ci qui a mis fin à sa vie. Sa bouche est exagérément ouverte… (il tenta en vain de la fermer) et la mâchoire, rigide.
— Vous n’allez pas le déshabiller ? s’étonna Cí.
— Ce ne sera pas nécessaire.
Feng tendit la main pour effleurer l’entaille du cou. Il la montra à Cí, attendant sa réponse.
— Double incision ? suggéra le jeune homme.
— Double incision… Comme aux cochons…
Cí observa avec attention la blessure débarrassée de la boue. En effet, dans sa partie antérieure, sous l’endroit qu’occupait auparavant la pomme d’Adam, elle présentait une coupure horizontale nette semblable à celle qu’on pratiquait sur les porcs pour les vider de leur sang. Ensuite, la blessure s’élargissait tout au long de sa circonférence au moyen de petits coups de dent semblables à ceux que produit une scie de boucher. Il allait commenter cela quand Feng lui demanda de relater les circonstances de sa découverte. Cí obéit, les rapportant de façon aussi détaillée qu’il s’en souvenait. Lorsqu’il conclut, le juge le regarda d’un air sévère.
— Et le chiffon ? lui demanda-t-il.
— Le chiffon ?
« Quel idiot ! Comment ai-je pu l’oublier ? »
— Tu me déçois, Cí, et ce n’était pas dans tes habitudes… (Le juge garda un instant le silence.) Comme tu devrais le savoir, la bouche ouverte n’obéit ni à une grimace d’appel au secours ni à un cri de douleur, car dans ce cas elle se serait refermée avec le relâchement postérieur au décès. En conclusion, on a dû y introduire un objet quelconque avant ou immédiatement après sa mort, lequel y est sans doute resté jusqu’à ce que les muscles se raidissent. En ce qui concerne la typologie de l’objet, je suppose que nous parlons d’un chiffon de lin, si nous sommes attentifs aux fils ensanglantés qui sont encore entre ses dents.
Le reproche fit mal à Cí. Un an plus tôt, il n’aurait pas oublié, mais le manque de pratique l’avait rendu lent et maladroit. Il se mordit les lèvres et fouilla dans sa manche.
— J’avais l’intention de vous le remettre, s’excusa-t-il en tendant le morceau d’étoffe soigneusement plié.
Feng l’examina minutieusement. La toile était grisâtre, souillée de plusieurs taches de sang séché ; sa taille, celle d’un de ces mouchoirs dont on se couvre la tête. Le juge le marqua comme preuve.
— Termine et encre mon sceau. Fais ensuite une copie à remettre au magistrat lorsqu’il arrivera.
Feng prit congé des personnes présentes et sortit de la remise. De nouveau il pleuvait. Cí se hâta de le suivre. Il le rejoignit juste à l’entrée de la demeure que Bao Pao lui avait attribuée.
— Les documents…, bégaya-t-il.
— Pose-les là, sur ma tablette.
— Juge Feng, je…
— Ne t’inquiète pas, Cí. À ton âge, j’étais incapable de distinguer une mort par arbalète d’une autre par pendaison.
Cela ne réconforta pas Cí, car il savait que ce n’était pas vrai.
Il observa le juge tandis que celui-ci rangeait ses diplômes. Il désirait être comme Feng. Il enviait sa sagacité, sa probité et sa connaissance. C’est lui qui l’avait instruit et il souhaitait continuer à l’avoir pour maître, mais jamais il n’y parviendrait enfermé dans un village de paysans. Il attendit qu’il eût terminé avant de le lui faire savoir. Quand Feng eut rangé le dernier papier, il l’interrogea à propos du contrat de son père, mais le juge hocha la tête, résigné.
— C’est une histoire entre ton père et moi.
Tel un acheteur indécis, Cí fit les cent pas au milieu des affaires de Feng.
— C’est qu’hier soir j’ai parlé avec lui et il m’a dit… Enfin je pensais que nous retournerions à Lin’an, et voilà qu’à présent…
Feng s’arrêta pour le regarder. Les larmes embuaient les yeux de Cí. Il inspira fortement avant de poser sa main sur l’épaule du jeune homme.
— Écoute Cí, je ne sais si je devrais te le dire…
— Je vous en supplie, l’implora-t-il.
— D’accord, mais tu dois me promettre que tu garderas cela pour toi.
Il attendit que Cí acquiesçât. Puis il prit un bol d’air et s’assit, abattu.
— Si j’ai fait ce voyage, c’est uniquement pour vous. Ton père m’a écrit il y a quelques mois pour me faire part de son intention de reprendre son poste, mais maintenant, après m’avoir fait venir jusqu’ici, il ne veut même plus en parler. J’ai insisté en lui promettant un travail confortable et un salaire généreux ; je lui ai même offert une maison en propriété dans la capitale, mais, inexplicablement, il a refusé.
— Eh bien, emmenez-moi ! Si c’est à cause de cet oubli du morceau d’étoffe, je vous promets que je travaillerai dur. Je travaillerai jusqu’à m’écorcher la peau s’il le faut, mais je ne vous ferai plus honte ! Je…
— Franchement, Cí, ce n’est pas toi le problème. Tu sais combien je t’apprécie. Tu es loyal et j’aimerais beaucoup te reprendre comme assistant. C’est pourquoi j’ai parlé à ton père de toi et de ton avenir, mais je me suis heurté à un mur. Je ne sais ce qui lui arrive, il s’est montré inflexible. Je regrette vraiment.
— Je… je…
Cí ne sut quoi dire. Un coup de tonnerre résonna au loin. Feng lui donna une tape dans le dos.
— J’avais de grands projets pour toi, Cí. Je t’avais même réservé une place à l’université de Lin’an.
— À l’université de Lin’an ?
Ses yeux s’écarquillèrent. Retourner à l’université était son rêve.
— Ton père ne te l’a pas dit ? Je pensais qu’il l’avait fait.
Les jambes de Cí flageolèrent. Quand Feng lui demanda ce qui lui arrivait, le jeune homme garda le silence, il avait le sentiment d’avoir été floué.

 


Demain fin de notre semaine de lecture avec le chapitre 3.

Et si vous le souhaitez,  retrouvez mon avis sur ce livre, Le lecteur de cadavre

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido, la lecture chapitre 2

Suite de la lecture du livre d’Antonio Garrido

Le lecteur de cadavre

Voici la première partie du chapitre 2 de notre polar historique.


2

CÍ PASSA LE RESTE DE L’APRÈS-MIDI à ingurgiter la puanteur que dégageait l’arrière-train ballottant de son buffle tandis qu’il se demandait quel délit avait bien pu commettre le vieux Shang pour finir décapité. À sa connaissance, il n’avait pas d’ennemis et personne ne l’avait jamais menacé. En fait, le pire dans sa vie, c’était d’avoir engendré trop de filles, ce qui l’avait obligé à travailler comme un esclave pour réunir une dot qui les rendît séduisantes. Cela mis à part, Shang avait toujours été un homme honnête et respecté.
« La dernière personne à qui penserait un assassin. »
Quand il reprit enfin ses esprits, déjà le soleil se cachait.
En plus du labour, Lu lui avait ordonné d’aplanir un tertre de vase noire, aussi dispersa-t-il quelques pelletées du mélange d’excréments humains, de boue, de cendre et de chaume qu’on utilisait habituellement comme fertilisant, et il étala le reste du monticule de façon à le dissimuler. Puis il frappa l’animal qui recula lourdement, comme s’il n’était pas rompu à cette tâche, grimpa d’un bond sur son dos et prit le chemin du retour au village.
Tandis qu’il descendait, Cí compara la découverte du corps de Shang à celle d’autres affaires semblables dont il avait eu l’occasion de connaître les détails lors de son séjour à Lin’an. Pendant tout ce temps il avait assisté Feng sur les enquêtes de nombreux crimes violents. Il avait même étudié des crimes rituels sanguinaires commis par les membres de sectes, mais il n’avait jamais vu un corps aussi sauvagement mutilé. Par chance, le juge était dans le bourg et il ne doutait pas qu’il trouverait le coupable.
Cerise vivait avec sa famille dans une bicoque que soutenaient à grand-peine des pieux vermoulus. Lorsqu’il atteignit la maison, l’angoisse le tenaillait. Il avait préparé deux ou trois phrases pour lui raconter ce qui était arrivé, mais aucune ne le satisfaisait. Bien qu’il plût à verse, il s’arrêta devant la porte, essayant de penser à ce qu’il allait dire.
« J’aurai bien une idée. » Se mordant les lèvres, les poings serrés, il approcha ses jointures de la porte. Ses bras tremblaient plus que son corps. Il attendit un instant et enfin frappa.
Seul répondit le silence. À la troisième tentative, il comprit que personne ne lui ouvrirait. Il renonça et rentra chez lui.
Dès qu’il ouvrit la porte, son père s’empressa de lui reprocher son retard. Le juge Feng était arrivé et cela faisait un moment qu’ils l’attendaient pour dîner. Voyant l’invité, Cí joignit ses poings sur sa poitrine et s’inclina devant lui en guise d’excuse, mais Feng l’en empêcha.
— Par les monstres de l’enfer ! s’exclama le juge avec un sourire indulgent. Mais que manges-tu ici ? L’année dernière tu avais encore l’air d’un adolescent !
Cí n’en avait pas conscience, mais à vingt ans il n’était plus le garçon chétif dont tous se moquaient à Lin’an. La campagne avait transformé son corps malingre en celui d’un jeune homme vigoureux dont les muscles fins évoquaient une botte de joncs fermement entrelacés. Cí sourit avec timidité, laissant entrevoir des dents parfaitement rangées, et il regarda le visage de Feng. Le vieux juge avait à peine changé. Son visage sérieux sillonné de fines rides contrastait toujours avec sa moustache blanche soigneusement taillée. Sa tête était coiffée du bonnet bialar* en soie qui indiquait son rang.
— Honorable juge Feng, le salua-t-il. Excusez mon retard, mais…
— Ne t’inquiète pas, mon fils, l’interrompit-il. Allons, entre, tu es trempé.
Cí se précipita à l’intérieur de la maison et revint avec un petit paquet enveloppé dans un joli papier rouge. Cela faisait un mois qu’il attendait ce moment. Exactement depuis le jour où il avait appris que le juge Feng leur rendrait visite après si longtemps. Comme le voulait la coutume, Feng refusa trois fois le présent avant de l’accepter.
— Tu n’aurais pas dû prendre cette peine.
Il rangea le paquet sans l’ouvrir, car le contraire eût signifié qu’il accordait plus d’importance au contenu qu’au geste lui-même.
— Il a grandi, oui, mais comme vous le voyez, il est toujours aussi peu responsable, intervint le père de Cí.
Cí tituba. Les règles de courtoisie l’empêchaient d’importuner l’invité avec des sujets étrangers à sa visite, mais un assassinat dépassait tout protocole. Il se dit que le juge le comprendrait.
— Pardonnez mon impolitesse, mais je dois vous communiquer une horrible nouvelle. Shang a été assassiné ! On l’a décapité ! – Son visage était un masque d’incompréhension.
Son père le regarda avec une expression sérieuse.
— Oui. Ton frère Lu nous l’a dit. Maintenant, assieds-toi et dînons. Ne faisons pas attendre davantage notre hôte.
Le flegme avec lequel Feng et son père prenaient l’événement exaspéra Cí. Shang était le meilleur ami de son père ; pourtant, lui et le juge continuaient à manger tranquillement, comme si de rien n’était. Cí les imita, bouillant intérieurement. Son père s’en aperçut.
— Épargne-nous cette grise mine. De toute façon, nous n’y pouvons pas grand-chose, conclut le patriarche. Lu a transporté le corps de Shang dans les dépendances du gouvernement et les membres de sa famille sont en train de le veiller. De plus, tu sais que le juge Feng n’a aucune compétence dans cette sous-préfecture, il ne nous reste qu’à attendre qu’on envoie le magistrat chargé de l’affaire.
Cí le savait en effet, de même qu’il savait que d’ici là l’assassin avait tout loisir de s’évanouir dans la nature. Mais ce qui l’irritait le plus, c’était le calme de son père. Par chance, Feng parut lire ses pensées.
— Ne t’inquiète pas, le rassura le juge. J’ai parlé à sa famille. Demain, j’irai l’examiner.
Ils abordèrent d’autres sujets tandis que la pluie frappait violemment le toit d’ardoise. En été, les soudaines trombes d’eau des typhons surprenaient souvent les imprudents, et ce jour-là Lu semblait avoir été l’infortuné. Il fit son apparition trempé, les yeux vitreux, empestant l’alcool. À peine entré il buta contre un grand coffre et s’étala de tout son long, mais il se releva et donna des coups de pied dans le meuble, comme si celui-ci était responsable de sa chute. Puis il salua le juge d’un balbutiement stupide et s’en fut directement dans sa chambre.
— Je crois que le moment est venu de me retirer, annonça Feng après avoir essuyé sa moustache. J’espère que tu réfléchiras à ce dont nous avons parlé, dit-il au père de Cí. Et quant à toi… (il se tourna vers le jeune homme), nous nous voyons à l’heure du dragon1, dans la résidence du chef local où je suis logé.
Ils se dirent au revoir et Feng partit. La porte à peine fermée, Cí scruta le visage de son père. Son cœur battait, dans l’expectative.
— Il l’a fait ? Il a dit quand nous y retournerons ? osa-t-il demander. – Ses doigts tambourinèrent sur la table.
— Assieds-toi, mon fils. Une autre tasse de thé ?
Le père s’en servit une à ras bord avant d’en verser une autre pour son fils. Il le regarda avec tristesse avant de baisser les yeux.
— Je regrette, Cí. Je sais combien tu désirais retourner à Lin’an… (Il absorba bruyamment une gorgée d’infusion.) Mais les choses ne se passent pas toujours comme on l’avait prévu.
Cí arrêta sa tasse à un soupir de sa bouche.
— Je ne comprends pas ! Il est arrivé quelque chose ? Feng ne vous a-t-il pas proposé le poste ?
— Oui. Il l’a fait hier. – Il absorba lentement une autre gorgée.
— Alors ? – Cí se leva.
— Assieds-toi, Cí.
— Mais, père… Vous l’aviez promis… Vous aviez dit…
— Je t’ai dit de t’asseoir ! dit-il en élevant la voix.
Cí obéit tandis que ses yeux s’embuaient. Son père ajouta du thé et le liquide déborda. Cí fit mine de le nettoyer, mais son père l’en empêcha.
— Écoute, Cí. Il y a des situations que tu ne peux comprendre…
Le jeune homme ne saisissait pas ce qu’il devait comprendre : qu’il lui faudrait chaque jour endurer le mépris que lui manifestait son frère Lu ? Renoncer de bon gré à l’avenir qui l’attendait à l’Université* impériale de Lin’an ?
— Et nos projets, père ? Que deviennent nos… ? – Une gifle l’interrompit tandis que son père se dressait tel un ressort. La voix de l’homme tremblait, mais son regard lançait des flammes.
— Nos projets ? Depuis quand un fils a-t-il des projets ? cria-t-il. Nous resterons ici, dans la maison de ton frère ! Et il en sera ainsi jusqu’à ma mort !
Cí garda le silence tandis que son père se retirait. Pendant un moment, il fut envahi par le venin de la rage.
« Et votre fille Troisième malade… ? Elle non plus n’a pas d’importance à vos yeux ? »
Cí ramassa les tasses et se dirigea vers la chambre qu’il partageait avec sa sœur.
Dès qu’il fut couché, il sentit les battements de son cœur dans ses tempes. Il rêvait de retourner à Lin’an depuis l’instant où ils s’étaient installés au village. Comme chaque soir, il ferma les yeux et se remémora sa vie là-bas. Il revit les camarades avec lesquels il passait des concours de connaissances dont il sortait souvent vainqueur ; à ses professeurs, qu’il admirait pour leur discipline et leur persévérance. Il évoqua l’image du juge Feng et le jour où celui-ci l’avait pris comme assistant dans les instructions judiciaires. Il souhaitait être comme lui, se présenter un jour aux examens impériaux et obtenir un poste dans la judicature. Pas comme son père, qui après avoir essayé pendant des années n’avait obtenu qu’un humble emploi de fonctionnaire.
Il se demanda pourquoi son père ne voulait pas retourner à la ville. Il venait de lui confirmer que Feng lui avait offert la place vacante qu’il convoitait jusque-là, et voilà que du jour au lendemain, sans raison apparente, il changeait radicalement d’avis. Serait-ce à cause de son grand-père ? Il n’en croyait rien. On pouvait emporter les cendres du défunt à Lin’an pour continuer à célébrer les rites de piété filiale*.
La toux de Troisième le fit sursauter et se retourner. La fillette somnolait à côté de lui, tremblante, la respiration saccadée. Il lui caressa les cheveux avec tendresse et éprouva un sentiment de pitié à son égard. Troisième s’était montrée plus résistante que Deuxième et Première, comme le prouvait le fait qu’elle eût déjà sept ans, mais, de même que ses sœurs, il ne pensait pas qu’elle vivrait au-delà de dix ans. C’était la fatalité de cette maladie. Pendant un instant il voulut imaginer qu’à Lin’an, au moins, elle aurait bénéficié de soins appropriés…
Il ferma les yeux et se détourna. Il pensa à Cerise, qu’il épouserait une fois qu’il aurait réussi ses examens d’État. En ce moment, elle devait être déchirée par la mort de son père et il se demanda si cela changerait le projet de leurs noces. Il se sentit soudain mesquin d’avoir une pensée aussi égoïste.
Six mois s’étaient écoulés depuis la mort subite de son grand-père…
Il se déshabilla, car la chaleur le faisait suffoquer. En enlevant sa veste, il trouva le chiffon ensanglanté qu’il avait tiré de la bouche du pauvre Shang. Il le regarda avec étonnement et le posa près de l’oreiller de pierre. Puis il entendit par la fenêtre des gémissements provenant de la maison d’à côté, qu’il attribua à son voisin Peng, un galopin affligé de douleurs de dents depuis des jours. Pour la deuxième nuit consécutive, il ne parvint pas à se reposer.
*

Et si vous le souhaitez,  retrouvez mon avis sur ce livre, Le lecteur de cadavre

A demain, donc, pour la suite de notre lecture.

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido, la lecture chapitre 1.2

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido

Et si nous lisions le début !

Aujourd’hui je vous propose de lire la fin du 1er chapitre  de ce magnifique et captivant polar historique.


*
Sur la rizière couverte de vase, la pluie fouetta Cí. Le jeune homme se dépouilla de sa chemise trempée, ses muscles se tendirent lorsqu’il frappa le buffle, qui avança doucement, comme si la bête devinait qu’à ce sillon succéderait un autre, et à celui-ci un autre, et encore un autre. Il leva les yeux et contempla le bourbier de vert et d’eau.
Son frère lui avait ordonné d’ouvrir un canal pour drainer la nouvelle parcelle, mais travailler en bordure des champs était difficile en raison de la dégradation des digues de pierre qui séparaient les terrains. Cí, épuisé, regarda le champ de riz inondé. Il claqua le fouet et l’animal enfonça les sabots dans la vase.
Il avait effectué le tiers de sa journée de travail quand le soc s’accrocha.
« Encore une racine », se maudit-il.
Il excita le buffle sous la pluie. La bête leva le front et mugit de douleur, mais elle n’avança pas. Cí manœuvra pour la faire reculer, mais l’outil resta coincé du côté opposé. Alors il regarda l’animal avec résignation.
« Ça va te faire mal. »
Conscient de la souffrance qu’il lui infligeait, il tira sur l’anneau qui pendait au museau de la bête tout en paumoyant les rênes. Alors l’animal bondit en avant et l’araire craqua. À cet instant, il se rendit compte qu’il aurait dû arracher la racine avec ses mains.
« Si j’ai cassé le soc, mon frère va me battre comme plâtre. »
Il inspira avec force et enfonça les bras dans la boue jusqu’à atteindre un enchevêtrement de racines. Il tira en vain et, après plusieurs tentatives, décida d’aller chercher une scie affilée dans la besace qui pendait sur le flanc de l’animal. De nouveau il s’agenouilla et se mit à travailler sous l’eau. Il sortit deux grosses racines qu’il jeta au loin et en scia d’autres de plus grosse taille. Alors qu’il s’acharnait sur la plus épaisse, il nota une vibration dans un doigt.
« À coup sûr je me suis coupé. »
Bien qu’il ne perçût aucune douleur, il s’examina avec soin.
Il était victime d’une étrange maladie dont les dieux l’avaient frappé à sa naissance et dont il avait pris conscience le jour où sa mère, en trébuchant, avait renversé sur lui un chaudron d’huile bouillante. Il n’avait que quatre ans et sa seule sensation avait été la même que lorsqu’on le lavait à l’eau tiède. Mais l’odeur de chair grillée l’avait averti que quelque chose d’horrible était arrivé. Son torse et ses bras, brûlés à jamais, gardèrent les traces. Depuis ce jour-là, les cicatrices lui rappelaient que son corps n’était pas comme celui des autres enfants et que même si l’absence de douleur était une chance, il devait faire très attention à ne pas se blesser. Car s’il ne sentait pas les coups, si la douleur causée par la fatigue l’affectait à peine et s’il pouvait faire des efforts jusqu’à l’épuisement, il lui arrivait aussi de dépasser ses limites physiques sans s’en rendre compte et de tomber malade.
Lorsqu’il sortit sa main de l’eau, il s’aperçut qu’elle était couverte de sang. Alarmé par l’apparente largeur de l’entaille, il courut se nettoyer avec un bout d’étoffe. Mais après s’être essuyé la main, il ne vit qu’un pincement violacé.
Surpris, il retourna à l’endroit où le soc s’était entravé et il écarta les racines, constatant que l’eau fangeuse commençait à se teinter de rouge. Il relâcha les rênes et stimula l’animal afin qu’il s’écartât. La pluie tambourinait sur la rizière, étouffant tout autre son.
Il marcha lentement vers le petit cratère qui s’était formé à l’endroit où s’enfonçait le soc. Tandis qu’il s’approchait, il sentit son estomac se nouer et son cœur palpiter. Il voulut s’éloigner, mais se retint. Il observa alors un léger bouillonnement qui affleurait rythmiquement à la surface du cratère et se confondait avec les gouttes de pluie. Lentement il s’agenouilla, ses jambes entrouvertes embrassant les crêtes de vase visqueuses. Il approcha son visage de l’eau, mais ne vit qu’une autre effervescence sanguinolente.
Soudain, quelque chose bougea. Cí sursauta et, surpris, rejeta la tête en arrière, mais lorsqu’il s’aperçut qu’il s’agissait d’une petite carpe, il poussa un soupir de soulagement.
« Stupide bestiole. »
Il se leva et piétina le poisson, essayant de se calmer. Alors il aperçut une autre carpe avec un lambeau de chair dans la bouche.
Il voulut reculer, mais glissa et tomba dans l’eau au milieu d’un tourbillon de boue, de saleté et de sang. Malgré lui, il ouvrit les yeux en sentant une souche le frapper au visage. Ce qu’il vit lui paralysa le cœur. Devant lui, un chiffon enfoncé dans la bouche, la tête décapitée d’un homme flottait au milieu des débris végétaux.
*
Il s’égosilla à force de crier, mais personne n’accourut à son secours.
Il mit un moment à se souvenir que la parcelle était abandonnée depuis longtemps et que tous les paysans se trouvaient sur l’autre versant de la montagne, aussi s’accroupit-il à quelques pas de l’araire pour regarder autour de lui. Lorsqu’il eut cessé de trembler, il lui vint l’idée de laisser le buffle et de descendre chercher de l’aide. L’autre possibilité consistait à attendre dans la rizière jusqu’au retour de son frère.
Aucune des options ne le séduisait, mais il savait que Lu ne tarderait pas et il décida d’attendre. Cet endroit était infesté d’animaux nuisibles et un buffle entier valait mille fois plus qu’une tête humaine mutilée.
En attendant, il acheva de couper les racines et libéra le soc. L’araire paraissait en bon état ; avec un peu de chance, Lu lui reprocherait seulement le retard du labour. C’était du moins ce qu’il espérait. Lorsqu’il eut terminé, il fixa de nouveau le soc et reprit le travail. Il essaya de siffler pour se distraire, mais seuls résonnaient en lui les mots que son père prononçait de temps en temps : « On ne résout pas les problèmes en leur tournant le dos. »
« Oui. Ce n’est pas mon problème », se répondit Cí.
Il laboura deux pas de plus avant d’arrêter le buffle et de retourner près de la tête.
Pendant un moment il observa, méfiant, la manière dont elle se balançait sur l’eau. Puis il regarda d’un peu plus près. Les joues étaient écrabouillées, comme si on les avait piétinées avec fureur. Il remarqua sur sa peau violacée les petites lacérations produites par les morsures des carpes. Il examina ensuite les paupières ouvertes et gonflées, les lambeaux de chair sanguinolente qui pendaient près de la trachée… et l’étrange chiffon qui sortait de sa bouche entrouverte.
Jamais auparavant il n’avait contemplé quelque chose d’aussi effroyable. Il ferma les yeux et vomit. Il venait tout à coup de le reconnaître. La tête décapitée appartenait au vieux Shang. Le père de Cerise, la jeune fille qu’il aimait.
Quand il se reprit, il prêta attention à l’étrange grimace que formait la bouche du cadavre, exagérément ouverte à cause du morceau d’étoffe qui apparaissait entre ses dents. Avec précaution, il tira sur l’extrémité et peu à peu la toile sortit, comme s’il défaisait une pelote. Il la mit dans sa manche et essaya de fermer la mâchoire, mais elle était décrochée et il n’y parvint pas. De nouveau il vomit.
Il lava son visage avec de l’eau boueuse. Puis il se leva et revint en arrière, arpentant le terrain labouré à la recherche du reste du corps. Il le trouva à midi à l’extrémité orientale de la parcelle, à quelques li * de l’endroit où le buffle avait buté. Le tronc du cadavre arborait encore l’écharpe jaune qui le désignait comme un homme honorable, de même que sa veste d’intérieur fermée par cinq boutons. Il ne trouva pas trace du bonnet bleu dont il se coiffait toujours.
Il lui fut impossible de continuer à labourer. Il s’assit sur la digue de pierre et mordilla sans appétit un quignon de pain de riz qu’il fut incapable d’avaler. Il regarda le corps décapité du pauvre Shang abandonné sur la boue, semblable à celui d’un criminel exécuté et condamné.
« Comment vais-je l’expliquer à Cerise ? »
Il se demanda quelle sorte de scélérat avait pu faucher la vie d’une personne aussi honorable que Shang, un homme dévoué aux siens, respectueux de la tradition et des rites*. Pas de doute, le monstre qui avait perpétré ce crime méritait la mort.
*
Son frère Lu arriva à la parcelle en milieu d’après-midi. Trois journaliers chargés de plants de riz l’accompagnaient, ce qui signifiait qu’il avait changé d’avis et décidé de repiquer le riz sans attendre que le terrain fût drainé. Cí laissa le buffle et courut vers lui. Arrivé à sa hauteur, il s’inclina pour le saluer.
— Frère ! Tu ne vas pas croire ce qui est arrivé…
Son cœur battait à tout rompre.
— Comment ne le croirais-je pas si je le vois de mes propres yeux ? rugit Lu en montrant la partie du champ qui n’était pas labourée.
— C’est que j’ai trouvé un…
Un coup de baguette sur le front le fit tomber dans la fange.
— Maudit fainéant ! cracha Lu. Jusqu’à quand vas-tu te croire supérieur aux autres ?
Cí essuya le sang qui coulait de son arcade sourcilière. Ce n’était pas la première fois que son frère le frappait, mais Lu était l’aîné et les lois confucéennes interdisaient au cadet de se rebeller. Il pouvait à peine ouvrir la paupière, pourtant il s’excusa.
— Je suis désolé, frère. J’ai pris du retard parce que…
Lu le poussa.
— Parce que l’étudiant délicat n’a pas le courage de travailler ! Parce que l’étudiant délicat pense que le riz se plante tout seul ! (D’une poussée il l’envoya dans la vase.) Parce que l’étudiant délicat a son frère Lu qui s’éreinte pour lui !
Lu nettoya son pantalon, permettant à Cí de se relever.
— J’ai… trouvé un ca… davre…, parvint-il à articuler.
Lu ouvrit de grands yeux.
— Un cadavre ? De quoi tu parles ?
— Là… sur la digue…, ajouta Cí.
Lu se tourna vers l’endroit où quelques craves picoraient le terrain. Il empoigna son bâton et, sans attendre d’autres explications, se dirigea vers les oiseaux. Lorsqu’il arriva près de la tête, il la bougea avec le pied. Il fronça les sourcils et se retourna.
— Maudite soit-elle ! Tu l’as trouvée ici ? (Il saisit la tête par les cheveux et la balança d’un air dégoûté.) J’imagine que oui. Par la barbe de Confucius ! Mais n’est-ce pas Shang ? Et le corps… ?
— De l’autre côté… Près de l’araire.
Lu plissa les lèvres. Tout de suite après il s’adressa à ses journaliers.
— Vous deux, qu’attendez-vous pour aller le ramasser ? Et toi, décharge les plants et mets la tête dans un panier. Maudits soient les dieux… ! Retournons au village.
Cí s’approcha du buffle pour lui enlever son harnais.
— On peut savoir ce que tu fais ? l’interrompit Lu.
— N’as-tu pas dit que nous rentrions… ?

— Nous, cracha-t-il. Toi tu rentreras quand tu auras terminé ton travail.


 Ici le début du chapitre 1

Et retrouvez mon avis sur ce livre, Le lecteur de cadavre

A demain pour le chapitre deux…

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido, la lecture chapitre 1

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido

Et si nous lisions le début !

Aujourd’hui je vous propose de lire la première partie de chapitre 1 de ce magnifique et captivant polar historique.


« Le légiste désigné par la préfecture se présentera sur le lieu du crime dans les quatre heures suivant sa déclaration.
S’il manque à cette obligation, délègue sa charge, ne trouve pas les blessures mortelles ou les évalue de façon erronée, il sera déclaré coupable d’impéritie et condamné à deux ans d’esclavage. »
« Des devoirs des juges »,
article 4 du Song Xingtong,
code pénal de la dynastie Song.

PREMIÈRE PARTIE

1
CE JOUR-LÀ, CÍ SE LEVA de bonne heure pour éviter de rencontrer son frère Lu. Ses yeux se fermaient, mais la rizière l’attendait, bien réveillée, comme tous les matins.
Il se leva et roula sa natte, humant l’arôme du thé dont sa mère parfumait la maison. En entrant dans la pièce principale, il la salua et elle lui répondit par un sourire à peine esquissé qu’il perçut et lui rendit. Il adorait sa mère presque autant que sa petite sœur, Troisième. Ses deux autres sœurs, Première et Deuxième, étaient mortes peu après leur naissance d’un mal héréditaire. Il ne restait que Troisième, elle aussi atteinte de ce mal.
Avant d’avaler une bouchée, il se dirigea vers le petit autel qu’il avait dressé près d’une fenêtre, à la mémoire de son grand-père. Il ouvrit les volets et respira à pleins poumons. Dehors, les premiers rayons de soleil filtraient timidement à travers la brume. Le vent fit osciller les chrysanthèmes placés dans le vase des offrandes et raviva les volutes d’encens qui s’élevaient dans la pièce. Cí ferma les yeux pour réciter une prière, mais une seule pensée vint à son esprit : « Génies des cieux, permettez que nous retournions à Lin’an. »
Il se remémora le temps où ses grands-parents vivaient encore. À cette époque, ce hameau perdu était son paradis et son frère Lu, son héros. Lu était comme le grand guerrier des histoires que son père racontait, toujours prêt à le défendre quand d’autres gamins tentaient de lui voler sa ration de fruits, ou à mettre en fuite les effrontés qui auraient manqué de respect à ses sœurs. Lu lui avait appris à se battre, l’avait emmené patauger dans le fleuve entre les barques et pêcher des carpes et des truites qu’ils rapportaient ensuite tout excités à la maison ; il lui avait montré les meilleures cachettes pour épier les voisines. Mais en grandissant, Lu était devenu vaniteux. À quinze ans, il faisait constamment étalage de sa force. Il se mit à organiser des chasses aux chats pour crâner devant les filles, il s’enivrait de l’alcool de riz qu’il volait dans les cuisines et se vantait d’être le plus fort de la bande. Il était si bouffi d’orgueil qu’il prenait les moqueries des jeunes filles pour des flatteries, sans se rendre compte qu’elles le fuyaient. Si bien qu’après avoir regardé Lu comme son idole, Cí en vint peu à peu à ne plus éprouver qu’indifférence à son égard.
Jusque-là cependant, Lu ne s’était jamais mis dans des situations plus graves que celle d’apparaître avec un œil au beurre noir à la suite d’une bagarre ou d’utiliser le buffle de la communauté pour parier aux courses d’eau. Mais le jour où son père annonça son intention de s’installer à Lin’an, la capitale, Lu refusa catégoriquement. Il avait alors seize ans, il était heureux à la campagne et n’avait aucune intention de quitter le village. Il disposait de tout ce dont il avait besoin : la rizière, sa bande de bravaches et deux ou trois prostituées des environs qui riaient de ses bons mots ; son père eut beau le menacer de le répudier, il ne se laissa pas intimider. Ils se séparèrent cette année-là. Lu demeura au village et le reste de la famille émigra à la capitale en quête d’un meilleur avenir.
Les premiers temps à Lin’an furent très durs pour Cí. Il se levait chaque matin à l’aube pour veiller à l’état de santé de sa sœur, il lui préparait son petit déjeuner et prenait soin d’elle jusqu’à ce que sa mère fût rentrée du marché. Puis, après avoir avalé un bol de riz, il partait pour l’école où il restait jusqu’à midi ; il courait alors à l’abattoir où travaillait son père pour l’aider le reste de la journée en échange des viscères répandus sur le sol. Le soir, après avoir nettoyé la cuisine et adressé une prière à ses ancêtres, il révisait les traités confucéens qu’il aurait à réciter le lendemain matin à l’école. Ainsi, mois après mois, jusqu’au jour où son père obtint un emploi de comptable à la préfecture* de Lin’an, sous les ordres du juge Feng, l’un des magistrats les plus importants de la capitale.
Dès lors, les choses commencèrent à aller mieux. Les revenus de la famille augmentèrent et Cí put quitter l’abattoir pour se consacrer entièrement à ses études. Au bout de quatre années d’enseignement supérieur, et grâce à ses excellentes notes, Cí obtint un poste d’assistant dans le service de Feng. Au début, il accomplissait de simples tâches de gratte-papier, mais son dévouement et son zèle attirèrent l’attention du juge, lequel trouva chez ce garçon de dix-sept ans quelqu’un à instruire à son image.
Cí ne le déçut pas. Au fil des mois, de l’exécution de tâches routinières il en vint à enregistrer des plaintes, à assister aux interrogatoires des suspects et à aider les techniciens pour la préparation et la toilette des cadavres que, selon les circonstances des décès, Feng devait examiner. Peu à peu, son application et son habileté devinrent indispensables au juge, qui n’hésita pas à lui confier davantage de responsabilités. Finalement, Cí le seconda dans l’investigation de crimes et de litiges, travaux qui lui permirent de découvrir les fondements de la pratique juridique en même temps qu’il acquérait des notions rudimentaires d’anatomie.
Au cours de sa deuxième année d’université, encouragé par Feng, Cí assista à un cours préparatoire de médecine. D’après le magistrat, les preuves pouvant dénoncer un crime se dissimulent souvent dans les blessures ; pour les découvrir, il fallait donc les connaître et les étudier, non comme un juge mais comme un chirurgien.
Tout continua de la sorte jusqu’au jour où son grand-père tomba subitement malade et décéda. Après l’enterrement et comme l’exigeaient les rituels du deuil, son père dut renoncer à son poste de comptable et à la résidence dont on lui accordait l’usufruit ; sans travail ni foyer, et malgré les désirs de Cí, toute la famille se vit obligée de rentrer au village.
À son retour, Cí trouva son frère Lu changé. Il vivait dans une nouvelle maison qu’il avait bâtie de ses mains, il avait acquis un lopin de terre et employait plusieurs journaliers à son service. Quand, forcé par les circonstances, son père frappa à sa porte, Lu l’obligea à s’excuser avant de le laisser entrer et il lui laissa une petite chambre au lieu de lui céder la sienne. Il traita Cí avec son indifférence habituelle, mais lorsqu’il s’aperçut qu’il ne le suivait plus comme un toutou et qu’il ne s’intéressait qu’aux livres, il se mit en colère. C’était dans les champs qu’un homme montrait son véritable courage. Ni les textes ni les études ne lui procureraient le riz ou les ouvriers agricoles. Aux yeux de Lu, son frère cadet n’était qu’un inutile de vingt ans qu’il faudrait nourrir. À partir de ce moment, la vie de Cí se transforma en une suite d’humiliations qui lui firent détester ce village.
Une rafale de vent frais ramena Cí à l’instant présent.
De retour dans la salle il tomba sur Lu, qui au côté de sa mère absorbait bruyamment son thé à grandes lampées. En le voyant, celui-ci cracha à terre et d’un geste brusque laissa tomber le bol sur la table. Puis, sans attendre que son père fût levé, il prit son baluchon et partit sans un mot.
— Il aurait besoin d’apprendre les bonnes manières, marmotta Cí tandis qu’avec un torchon il essuyait le thé que son frère venait de renverser.
— Et toi tu aurais besoin d’apprendre à le respecter, c’est dans sa maison que nous habitons, répliqua sa mère sans lever les yeux du feu. Un foyer fort…
« Oui. Un foyer fort est celui que soutient un père courageux, une mère prudente, un fils obéissant et un frère obligeant. » Il n’avait nul besoin qu’on le lui répétât. Lu se chargeait de le lui rappeler chaque matin.
Bien que rien ne l’y obligeât, Cí étala les napperons de bambou et mit les bols sur la table. Le mal de poitrine dont souffrait Troisième s’était aggravé, et ça ne l’ennuyait pas de réaliser les tâches qui revenaient à sa sœur. Il disposa les jattes en veillant à ce qu’elles forment un nombre pair, et dirigea le bec de la théière vers la fenêtre de façon à ce qu’il ne vise aucun des convives. Il plaça au centre le vin de riz, la bouillie et, à côté, les croquettes de carpe. Il regarda la cuisine noircie par le charbon et l’évier fendillé. Cela ressemblait davantage à une forge délabrée qu’à un logis.
Bientôt son père arriva en claudiquant. Cí ressentit un pincement de tristesse.
« Comme il a vieilli. »
Il plissa les lèvres et serra les dents. La santé de son père semblait s’affaiblir au même rythme que celle de Troisième. L’homme marchait en tremblant, le regard baissé, sa barbe clairsemée pendant tel un chiffon de soie effiloché. À peine restait-il trace en lui du fonctionnaire méticuleux qui lui avait inculqué l’amour de la méthode et la persévérance. Il observa ses mains de cire, autrefois admirablement soignées, aujourd’hui grossières et calleuses.
Arrivé près de la table, l’homme s’accroupit en s’appuyant sur son fils, et d’un geste autorisa les autres à s’asseoir. Ce que Cí s’empressa de faire ; la dernière, sa mère s’installa du côté qui jouxtait la cuisine et servit du vin de riz. Toujours prostrée par la fièvre, Troisième ne se leva pas. Comme chaque jour de la semaine.
— Viendras-tu dîner ce soir ? demanda sa mère à Cí. Après tous ces mois, le juge Feng sera heureux de te revoir.
Cí n’aurait pour rien au monde manqué la rencontre avec Feng. Sans qu’il en connût le motif, son père avait décidé de rompre le deuil et d’anticiper son retour à Lin’an, espérant que le juge Feng accepterait de le reprendre comme assistant. Il ignorait si Feng était venu au village pour cette raison, mais c’était ce que tous souhaitaient.
— Lu m’a ordonné de monter le buffle à la nouvelle parcelle, et ensuite je pensais rendre visite à Cerise, mais je rentrerai à l’heure pour le dîner.
— On ne croirait pas que tu as déjà vingt ans. Cette jeune fille absorbe toutes tes pensées, intervint son père. Si tu continues à la voir aussi souvent, tu finiras par te lasser d’elle.
— Cerise est la seule bonne chose de ce village. En outre, c’est vous qui avez concerté notre mariage, répondit Cí en avalant la dernière bouchée.
— Emporte ces friandises, je les ai préparées exprès, lui offrit sa mère.
Cí se leva et les mit dans sa musette. Avant de partir, il entra dans la chambre où sommeillait Troisième, il posa un baiser sur ses joues brûlantes et remit en place la mèche qui s’était échappée de son chignon. La fillette cligna des yeux. Alors il sortit les friandises et les glissa sous sa couverture.
— Que mère ne les voie pas, lui murmura-t-il à l’oreille.
Elle sourit, mais fut incapable d’articuler un mot.
*

A demain pour la suite de ce premier chapitre.

Et vous pouvez retrouvez ICI, mon avis sur le lecteur de cadavres


Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido

Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido

 Un splendide et capivant polar historique.

Le livre : Le lecteur de cadavres d’Antonio Garrido. Traduit de l’espagnol par Nelly et Alex Lhermillier. Paru le 3 juin 2015 chez Le Livre de poche dans la collection Le Livre de poche. Policier n° 33781.  8€60 ; (754 p.) ; 18 x 11 cm

4e de couv :

Ci Song est un jeune garçon d’origine modeste qui vit dans la Chine du XIIIe siècle. Après la mort de ses parents, l’incendie de leur maison et l’arrestation de son frère, il quitte son village avec sa petite soeur malade. C’est à Lin’an, capitale de l’empire, qu’il devient fossoyeur des «champs de la mort» et il est accepté à la prestigieuse Académie Ming. Son talent pour expliquer les causes d’un décès le rend célèbre. Lorsque l’écho de ses exploits parvient aux oreilles de l’empereur, celui-ci le convoque pour enquêter sur une série d’assassinats. S’il réussit, il entrera au sein du Conseil des Châtiments ; s’il échoue, c’est la mort. C’est ainsi que Cí Song, le lecteur de cadavres, devient le premier médecin légiste de tous les temps. Un roman, inspiré par la vie d’un personnage réel, captivant et richement documenté où, dans la Chine exotique de l’époque médiévale, la haine côtoie l’ambition, comme l’amour, la mort.

Extrait :

«Iris Bleu m’a dit que Feng connaissait d’innombrables façons de mourir. Et il se peut que ce soit vrai. Peut-être existe-t-il vraiment d’infinies façons de mourir. Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il n’y a qu’une façon de vivre.»

L’auteur : AVT_Antonio-Garrido_9704Antonio Garrido Molina, né en 1963 à Linares, dans la province de Jaén, est un écrivain espagnol. Il vit actuellement à Valence. Il fait des études d’ingénieur industriel à l’université Polytechnique de Las Palmas. Il est ensuite professeur à l’Université CEU Cardinal Herrera de Valence puis à l’Université polytechnique de Valence. Il amorce sa carrière littéraire en 2008 avec le roman policier historique La Scribe (La escriba), dont l’action se déroule dans la Franconie, en l’an 799, à la veille du sacre de Charlemagne. L’ouvrage devient un best-seller traduit dans une douzaine de langues. Le Lecteur de cadavres ( El Lector de Cadaveres), paru en 2011, est un second roman policier historique, dont le héros, inspiré d’un personnage réel de la Chine impériale du XIIIe siècle,  a le don d’expliquer les causes d’un décès grâce à un examen minutieux des corps.

Avis et résumé :

Dans la Chine rurale du début du XIIIe siècle, Ci Song, un jeune homme de dix-sept ans, abandonne ses études de juriste sous l’autorité du juge Feng, car son père a été accusé de corruption. Accusé d’un crime commis par son frère, Ci fuit fuir son village avec sa petite sœur malade. C’est ainsi qu’il se retrouve à Lin’an, la préfecture de la province, où il fait la connaissance de Xu, un fossoyeur devin escroc, qui lui assure gite et couvert à condition qu’il identifie les causes du trépas des cadavres amenés au cimetière : les familles paient bien ce genre de renseignements… La renommée de Ci s’étend vite.
Grâce à ces qualités inégalables, son formidable talent et son flair surprenant, il devient bientôt l’élève le plus brillant de l’école. Mais très vite il est jalousé par un condisciple, Astuce Grise. Pourtant, l’empereur en personne le mande au palais car de hautes personnalités de la cour sont assassinées… à distance !
Ci retrouve son vieux maître Feng marié à une superbe créature aveugle, Iris Bleu. Celle-ci cache un passé mystérieux et peut-être criminel. La Belle captive Ci Song et sa beauté le rend fou de désir. Y succombera-t-il ? Échappera-t-il à la haine d’Astuce Grise, prêt à tout pour l’envoyer dans l’Au-delà ? Et, surtout, résoudra-t-il l’énigme des meurtres ?
J’ai été captivé et pourtant la Chine, au premier abord, n’est pas un pays qui m’attire. Mais cette chine impériale, sous la plume d’Antonio Garrido, s’est ouverte à moi comme une révélation. Et si ce récit est inspiré d’un personnage réel, c’est bel et bien les mots de l’auteur qui lui donne vie.
Ainsi ce livre à la fois un roman d’amour, d’histoire, d’aventures et d’apprentissage est envoûtant et palpitant. Il nous fait vivre dans le Moyen Age chinois et nous fait découvrir entre autres les techniques médicales pratiquées à l’époque.
C’est remarquablement bien fait, tout est parfaitement maîtrise par l’auteur. Les personnages, les paysages, la reconstitution historique.
Alors comment ne pas penser aux aventures du Juge Ti du regretté Robert Van Gulik quand on lit ce titre. Elles ont enchantées, il y a une trentaines d’années, toute une génération de lecteur, comme moi, de polar historique.
La subtilité chinoise appliquée à l’art de l’énigme policière » disait Claude Roy en 1983, je reprends ses mots qui qualifient aujourd’hui merveilleusement ce second roman d’Antonio Garrido.
Ce fascinant roman, a été salué par le prix international du roman historique en 2012.