PREMIÈRES LIGNE #51, L’ultime mystère de Paris de Bernard Prou


PREMIÈRES LIGNE #51

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

L’ultime mystère de Paris de Bernard Prou

1

Oreste Bramard, livres anciens

Paris, mai 2009

Excepté quelques normaliens de la rue d’Ulm, curieux et captivés par les livres anciens dont je fais étalage à deux pas de leur école, ma clientèle est d’un autre âge et d’une autre époque. Les bibliophiles sont, en majorité, des hommes mûrs dont les us et coutumes surprennent le non-initié. Ils évoluent dans un univers qui s’étire entre le doux dingue et le fou furieux. De fait, ce monde est aussi le mien.

Dans ce métier, je suis une espèce d’homme-orchestre : expert, acheteur, courtier, vendeur, conseiller… Je rencontre et côtoie de singuliers individus de toute espèce. Avant tout, des passionnés pour qui le livre fait l’objet d’un culte. De fabuleux érudits qui vous enivrent avec l’histoire de la typographie ou des signes de ponctuation ; j’en sais d’autres pour qui le livre exerce une fascination irrépressible et qui l’ont hissé sur un piédestal inaccessible ; je connais des fétichistes qui caressent l’ouvrage ayant appartenu à tel ou tel écrivain ; d’autres qui ont frisé la correctionnelle pour obtenir le volume portant une mention manuscrite de leur auteur vénéré sur la page de garde ; certains ont sacrifié leur couple, leurs amis, leur vie de famille et une partie de leur existence pour la quête de ce Graal. Il en est d’exaltants, de captivants, et ô combien émouvants !

Mais c’est aussi un microcosme où l’on rencontre de moins honorables spécimens : grugeurs, faussaires, receleurs, mystificateurs, voleurs, escrocs…

A priori, la jeune fille qui venait de franchir le seuil de ma librairie n’appartenait pas à ce spectre. Elle portait en bandoulière un sac en toile de chanvre calé sur la hanche. Mon antre enténébré ‒ les livres anciens craignent la lumière ‒ parut la déconcerter, le temps que ses yeux s’y accoutument. Les miens, accommodés à la pénombre, me permirent de la détailler dès son entrée : une silhouette élancée dont le subtil parfum exotique emplit l’échoppe, avec un de ces visages dont le souvenir vous poursuit encore, une fois qu’il s’est évanoui. Un discret maquillage accentuait la beauté de ses traits. Les cheveux tirés en arrière en une longue tresse de jais dévoilaient un large front et ses grands yeux clairs irradiaient d’intelligence.

— Bonjour, monsieur, dit-elle en m’apercevant.

— Bonjour, mademoiselle. En quoi puis-je vous aider ?

— Je voudrais que vous m’éclairiez et que vous évaluiez ces deux livres, répondit-elle en sortant avec soin les ouvrages de sa besace.

À cet instant, la clochette de la porte d’entrée tintinnabula et une voix retentit, teintée d’un accent italien.

— Buon giorno, signor Oresté ! Come sta ?

Umberto Eco, l’un des plus éminents collectionneurs dans le domaine de l’occulte et de l’alchimie, fit une apparition impromptue, comme à chacune de ses visites.

— Umberto, tu aurais dû m’avertir que tu étais à Paris !

— Oresté, mon ami ! répondit l’écrivain en laissant traîner la deuxième syllabe de mon prénom. Je viens donner quelques cours à Normale Sup et une conférence au Collège de France. J’en profite pour venir te saluer et t’inviter un de ces soirs dans notre cantine favorite !

Par « cantine », Umberto faisait référence à L’Ambroisie, repaire de gastronomes situé place des Vosges où l’on sert une cuisine élégante mais sans fioritures, agrémentée d’une carte des vins abordable, dans un décor ancien de toute beauté.

À la vue de l’écrivain, la jeune fille, interdite, nous fit part de son étonnement.

— Vous êtes Umberto Eco, l’auteur du Nom de la rose ?

L’œil malicieux d’Eco se posa sur la belle chalande.

— Lui-même, mademoiselle ! Je viens voir mon vieil ami Oreste. Depuis de très nombreuses années, il me fournit en livres rares dont je préfère ne pas connaître l’origine. Ce vieux brigand, j’en suis sûr, a dégoté je ne sais où un ouvrage qu’il va me vendre à prix d’or.

Avec entrain, le romancier se mit à fredonner :

On l’appelait le dénicheur,

Il était rusé comme une fouine

C’était un gars qu’avait du cœur

Et qui dénichait des combines.

— Mais je plaisante, mademoiselle, reprit Umberto à la fin du couplet. Oresté Bramard est un éminent spécialiste et le plus honnête que je connaisse dans un domaine où les gens ne le sont pas toujours. Maintenant que vous connaissez mon nom, puis-je savoir le vôtre ?

— Melinda. Je m’appelle Melinda Bourbaki.

À l’énoncé de ce nom je maîtrisai ma surprise, car tel un sésame, il faisait ressurgir une flopée de souvenirs brouillamineux.

Malgré la différence d’âge flagrante qui le séparait de la jeunette, Umberto Eco continua son aimable marivaudage.

— Fréquentez-vous cette tanière pour les mêmes raisons que moi ?

— C’est la première fois que j’entre ici. Je viens m’enquérir de la valeur de deux livres que je possède, ou plus exactement qui sortent de la bibliothèque de mon père. C’est lui qui m’a donné les coordonnées de cette librairie et qui m’a chargé de cette mission.

La jeune fille me tendit les deux volumes. J’en posai un sur mon bureau et commençai à examiner l’autre. Illico, mon sixième sens m’alerta : je tenais une rareté entre les mains.

— Me permettez-vous de montrer ces livres à M. Eco ? Il est plus savant que moi dans certains domaines pointus de la bibliophilie. Le hasard a de ces espiègleries ! Voilà l’homme de l’art qui tombe à pic !

Umberto me gratifia d’un regard qui semblait signifier : « Tu n’exagères pas un peu ? » Il inspecta minutieusement le premier volume en silence, puis le second, tout aussi longuement, sans un mot. Enfin il s’adressa à moi tout en scrutant la jeune fille.

— À mon avis, c’est du lourd, du très lourd. Et toi Oresté, qu’en penses-tu ?

— L’un est un livre d’alchimie très ancien qui reste à identifier, et l’autre, rédigé en grec ou en araméen, mérite un examen approfondi. Je crois que ces deux ouvrages sont d’une insigne rareté. Ils pourraient même, si Mlle Bourbaki veut bien s’en séparer, devenir deux des fleurons de ta collection, qui en comporte déjà beaucoup, Umberto. J’aurai besoin d’un peu de temps pour m’en assurer. Et si tu me faisais l’amitié de m’aider dans ces recherches ? Enfin, si tu restes suffisamment longtemps à Paris, bien sûr !

— Tope là ! répliqua-t-il du tac au tac en tendant sa paume vers moi.

Je me tournai vers Melinda et lui demandai si elle pouvait me laisser quelques jours ses deux livres en dépôt, le temps d’effectuer mes investigations.

— Je vous rédige un bon de dépôt au nom de Bourbaki, n’est-ce pas ? Melinda Bourbaki ?

Elle sortit son passeport de son sac et me le montra.

— J’ai bien connu un Ernest Bourbaki, à Alger, dans les années cinquante ou soixante, lui dis-je.

— Mon père s’appelle effectivement Ernest Bourbaki. Il est né en Algérie et il y a vécu à cette période, mais c’était bien avant ma naissance. Il a toujours fait mystère de ses activités à l’époque.

— L’Ernest Bourbaki que j’ai connu faisait aussi mystère de ses activités.

En voyant la jeune fille, je mesurai soudain la traîtrise avec laquelle le temps avait œuvré. Nous avions été si proches, son père et moi, et voilà que j’ignorais jusqu’à l’existence de sa fille !

Des années plus tard, je reste persuadé que la visite de Melinda n’était pas fortuite, mais qu’elle avait été téléguidée, à son insu en quelque sorte, par Ernest. Une façon subtile pour lui de procéder, afin de reprendre contact avec moi.

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Auteur : Collectif Polar : chronique de nuit

Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

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