Premières Lignes #165 : City of the windows, Robert Pobi

PREMIÈRES LIGNES #165

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

City of windows, Robert Pobi

1

19 décembre
New York
À l’angle de la 42e Rue et de Park Avenue

Nimi Olsen commit l’erreur de vouloir traverser la 42e Rue un demi-bloc avant l’intersection. Elle était maintenant coincée sur la crête de neige fondue qui serpentait au milieu de la route. Les voitures s’élançaient avec une vigueur assassine et, toutes les quelques secondes, un rétroviseur lui frôlait la hanche.

La circulation était inhabituellement tendue – les New-Yorkais étaient au bout du rouleau, excédés et prêts à mettre le feu aux poudres à la première occasion. Cela faisait deux semaines que les températures étaient inférieures à zéro. La plus grosse vague de froid depuis un siècle. La moitié des chaînes d’info y voyaient l’expression du dérèglement climatique et le signe que l’humanité courait à sa perte ; pour l’autre moitié, ce gel était la preuve irréfutable que le réchauffement planétaire était un complot ourdi par des bouffeurs de salade en voiture électrique. La seule chose sur laquelle tout le monde s’entendait, c’était qu’il faisait froid.

Tout New-Yorkais s’était un jour retrouvé dans cette position, en équilibre précaire au milieu de la route, à jouer les matadors entre les voitures déchaînées. C’était un moyen comme un autre de finir dans la rubrique nécrologique. Nimi avait grandi ici, habituée à l’idée que d’autres gens se faisaient renverser. Tous les ans, plus de quinze mille piétons tâtaient de la carrosserie et allaient faire un tour en ambulance. Et si quelques centaines d’entre eux seulement succombaient à leurs blessures, ce n’était pas une statistique qu’elle tenait à vérifier.

À l’affût, Nimi espérait une accalmie dans la ruée des voitures. Son numéro de funambule durait déjà depuis cinq minutes, elle avait besoin de sentir la terre ferme sous la semelle de ses bottines.

Comme par magie, le ballet du trafic s’interrompit et une berline noire qui descendait la 42e ralentit après avoir dépassé le viaduc de Park Avenue. Le conducteur lui fit signe de passer.

Nimi sourit au conducteur en s’avançant devant la calandre, leva la main et articula silencieusement merci.

Soudain, le pare-brise du véhicule explosa et la tête de l’homme disparut, purement et simplement. Un bref instant, l’horloge arrêta son balancier. Tout s’immobilisa.

Puis le coup de feu retentit.

Nimi poussa un cri.

La voiture – désormais sans chauffeur – s’élança en avant.

Dans un réflexe qu’en termes cliniques on nommerait « l’instinct », Nimi commença à courir.

Si la chaussée avait été moins glissante, elle aurait eu une meilleure adhérence.

Si ses jambes avaient été plus longues, elle aurait pu atteindre le trottoir.

Si elle avait été plus corpulente, ses organes auraient été mieux protégés.

Un autre jour, elle aurait pu s’en sortir.

Les blogueurs et blogueuses qui y participent aussi :

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Premières Lignes #160 : Le cercle de Farthing, Jo Walton

PREMIÈRES LIGNES #160

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

Le concept est très simple, chaque dimanche, il faut choisir un livre et en citer les premières lignes.

Je poursuis aujourd’hui avec vous ce nouveau rendez-vous hebdomadaire !

Et merci à Aurélia pour ce challenge.

Le livre en cause

Le cercle de Farthing, Jo Walton

Ce roman est dédié à tous ceux qui se sont un jour penchés sur une monstruosité de l’Histoire avec la tranquille satisfaction d’être horrifiés tout en sachant exactement ce qui allait arriver, un peu comme si, après avoir examiné un dragon sur la table de dissection, ils se retournaient pour découvrir dans leur dos ses descendants, bien vivants et prêts à mordre.

1

Tout a commencé quand David est revenu du parc dans une fureur noire. Nous séjournions à Farthing à l’occasion d’un des épouvantables raouts politiques de Mère. Si nous avions trouvé un moyen de nous y dérober, nous serions allés n’importe où ailleurs, mais Mère n’avait rien voulu entendre et nous étions donc là, lui en jaquette et moi en petite robe Chanel beige, dans mon ancienne chambre de jeune fille à laquelle j’avais été si soulagée de dire adieu quand j’avais épousé David.

Il a fait irruption, prenant déjà son souffle pour parler. « Lucy, lady Thirkie pense que tu devrais me renvoyer ! »

Je n’ai pas tout de suite vu qu’il était fou de colère, parce que j’étais occupée à essayer de faire tenir mon chignon sur ma tête sans déranger mes perles. En fait, si mes cheveux avaient été moins récalcitrants, cela ne serait jamais arrivé, car je serais descendue avec David, et Angela n’aurait pas eu l’occasion de faire une réflexion aussi stupide. Quoi qu’il en soit, j’ai d’abord trouvé ça si drôle que je m’en suis littéralement étranglée de rire. « Chéri, on ne peut pas renvoyer son mari comme ça, non ? Il faudrait divorcer. Qu’as-tu fait pour qu’Angela Thirkie y voie une cause de divorce ?

— Apparemment, elle m’a pris pour un des extras », a-t-il dit en passant derrière moi et, quand je l’ai vu dans le miroir, j’ai compris aussitôt qu’il n’était pas le moins du monde amusé et que je n’aurais pas dû rire. En fait, c’était sans doute la pire des choses à faire en la circonstance, du moins pas sans l’avoir d’abord amené à percevoir le comique de la situation.

— Oh non, chéri, tu es superbe, ai-je dit automatiquement pour le rassurer, même si c’était vrai. Angela est une bécasse, vraiment. Ne lui as-tu pas été présenté ?

— Si, à une des réceptions de fiançailles, et aussi au mariage, a-t-il répondu avec un sourire encore plus crispé. Mais nous nous ressemblons certainement tous à ses yeux.

— Oh, chéri ! » me suis-je écriée, et je lui ai tendu les bras, laissant s’écrouler mes cheveux, parce qu’il n’y avait rien que je puisse dire… Il avait raison et nous le savions tous les deux. « Je vais descendre avec toi et nous allons la remettre à sa place.

— Je ne devrais pas prêter attention à ce genre de choses, a-t-il dit en me prenant les mains et en baissant les yeux vers moi. Sauf que tu en pâtis. Il aurait été beaucoup plus confortable pour toi d’épouser quelqu’un de ton monde. »

C’était vrai, bien sûr, il y a un certain confort à se trouver en compagnie de gens qui pensent exactement comme vous parce qu’ils ont reçu la même éducation et rient des mêmes plaisanteries. Mais c’est un piètre confort et il ne dure guère une fois que vous avez découvert n’avoir en réalité rien de commun avec eux, sinon le même milieu. « On ne se marie pas pour le confort », ai-je dit. Puis, comme d’habitude avec les gens en qui j’ai confiance, j’ai laissé s’emballer le fil de mes idées. « À moins que ce n’ait été le cas pour Mère. Ça expliquerait bien des choses. » Je me suis couvert la bouche de la main pour contenir un rire horrifié, et aussi pour essayer de rattraper le train de pensées qui m’avait échappé. C’était ma vieille gouvernante, Abby, qui lui avait donné ce nom et m’avait appris à avoir ce réflexe. C’est utile en cas de gaffe, du moins si je réagis assez vite, mais Mère m’a aussi maintes fois reproché de porter ma main à ma bouche plus qu’il n’est convenable pour une lady !

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PREMIÈRES LIGNE #79 Les ombres , Philippe Bérenger

PREMIÈRES LIGNE #79

Bonjour, ravie de vous retrouver pour un nouveau rendez-vous du dimanche : premières lignes, créé par Ma Lecturothèque.

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Le livre en cause

Les ombres : thriller

Philippe Bérenger

JOUR 1 – LUNDI 12 SEPTEMBRE 2011

1

18 heures 30. Koala, le grand homme maigre, adore les grandes surfaces. On y trouve de tout. D’un regard, il embrasse son caddie : bananes, pommes golden, abricots secs, mâche sous vide, acide chlorhydrique, pommes de terre, poireaux, carottes, acétone, eau minérale, une bouteille de vinaigre de vin, du lait, du bicarbonate de soude, un peu de désherbant et du fertilisant, une boîte de Kiri, du chlore pour la piscine, du sel de potassium et du sel de table…

La mémère à la caisse lui sourit. Elle est du genre à passer son samedi chez le coiffeur pour en ressortir encore plus moche et plus maquillée qu’une voiture de footballeur fan de tuning.

– Eh bé, du désherbant et du fertilisant en même temps ? Vos plantations vont pas s’y r’trouver, hein ?

Il hausse les épaules parce qu’il faut bien répondre quelque chose. Mémère prend ça pour un encouragement.

– Et puis, vous trompez pas de sel en cuisine, hein ? Si vous mettez du potassium, moi je viens pas dîner chez vous. C’est qu’à force de voir les produits défiler, je m’y connais, moi, tiens !

Elle lui fait un clin d’oeil et rigole toute seule. Elle est contente. La seule caissière de l’allée qui ne fasse pas la gueule. Koala cherche une réponse mais rien ne vient. Il a perdu l’habitude de parler. Et l’envie aussi. Alors il soupire en grimaçant un semblant de sourire et paye rapidement pour sortir des griffes de la grosse rigolote. Ne jamais se faire remarquer, c’est ce qu’ils conseillent. Pourvu que la caissière ne soit pas une indic. Non, pas de parano ; rester calme. Les caissières ne reçoivent aucune consigne des policiers. On n’est pas chez les Soviets. Mémère est juste un de ces êtres solitaires en quête de chaleur humaine… Mais l’homme se sent glacial. Un jour, il y a longtemps, il a fait du bénévolat dans l’humanitaire ; il avait envie (besoin) d’aider plus malheureux que lui, et puis… quand il a rencontré les autres, ils lui ont fait comprendre qu’on n’y pouvait plus rien ; qu’il valait mieux effacer l’ardoise pour tout redessiner.

Sur le parking, il fait doux. Septembre se donne des airs d’été indien malgré la pluie fine. Koala s’arrête au bout de quelques pas entre deux rangées de voitures et respire profondément… L’un de ses derniers souffles. Il se retourne pour contempler le centre commercial dans son ensemble. Le même que partout ailleurs, sauf qu’ici ils ont planté des eucalyptus dans l’allée principale. À vingt minutes de Paris ! Il arrache une feuille et la fourre dans sa poche de pantalon. Après tout, c’est ici qu’il a eu l’idée de son pseudo animalier.

Koala adorait les grandes surfaces. On y est anonyme. On y voit plus malheureux que soi. Des qui comptent encore plus leurs maigres sous, des qui hésitent en rêvant devant les grandes marques avant de choisir celle du magasin, la pauvre discount super exceptionnelle de la semaine avec deux cents grammes en plus gratuits. On effleure du doigt le rêve, on a l’impression qu’il y aura toujours de tout. De trop. Les étiquettes vous narguent, on vous pousse à acheter, à gaspiller, à faire n’importe quoi ; c’est un lent suicide collectif. Il se surprend à vraiment sourire. Suicide collectif… Il rit tout seul. Il va les aider, lui. Mais avant ça, il faut encore passer chez GO Sport et à la pharmacie pour les derniers éléments de la bombe. Ça y est presque : le caddie est rempli de quoi faire sauter tout un quartier. Fruits et légumes exceptés, bien entendu. Koala adorait les grandes surfaces. On y trouve de tout. Et bientôt, il est l’heure de mourir.

2

Ce soir, la rame est bondée, comme tous les soirs ; c’est l’heure de pointe parisienne et plus ça va, moins je supporte. On est tous debout, on sent mauvais. On est humides parce que dehors, il pleut. Une pluie chaude et grasse, chargée de rejets nauséabonds. On se marche sur les pieds, on est tristes et en colère. On a fini par comprendre que la vie se fiche de notre gueule. Maman, maman, où sont passés mon innocence d’enfant et mes rêves d’ado, quand les horizons étaient roses et l’avenir radieux ? Les gens sont là, las et fatigués, mécaniques et déçus. Lequel d’entre eux sera assez désespéré pour actionner le bouton et faire exploser son sac bourré de saloperies ?

À moins que je ne l’attrape d’abord.

S’ils savaient qu’on trouve tout le nécessaire pour fabriquer une bombe dans une grande surface… Je me dis qu’il faudrait mettre des mouchards dans les caisses et repérer les achats suspects ou donner des consignes aux caissières. J’en parlerai lors d’une prochaine réunion. Les chefs prendront l’air inspiré en se demandant comment piquer l’idée si elle est bonne, et mes collègues me traiteront de lèchebottes. Ouais… J’en parlerai un de ces quatre. Ou pas.

Je contemple un barbu et son épouse aux cheveux invisibles. L’islam… Tout le danger semble venir de là, mais moi je sais… Y a pas que l’islam dans la vie, y a aussi la lassitude, le vide, l’absence de tout. Pour moi, tout le monde est suspect parce que c’est mon boulot. Paranoïaque est ma fonction, gardien de vie ma conviction. En fait, je vous protège ; je veille sur votre existence, qui n’en est plus vraiment une depuis que le progrès a largué tous ses freins.

Allez, je fais comme tout le monde, je fourre les écouteurs dans mes esgourdes pour m’isoler dans cette foule que je suis chargé de défendre contre vents et marées. Je ferme les yeux et me laisse bercer par Kate Bush et sa voix aérienne. Me fait bander, sa voix. Elle m’emporte loin du métro. Loin de tout. Loin des autres, loin de moi-même. Grâce à Kate, je vis sur la lande et porte des bottes en cuir. J’ai une redingote et la chemise à jabot en dentelle. Et je suis romantique.

Dans la vraie vie, je suis le capitaine Franck Venel et je bosse à la DCRI, la Direction centrale du renseignement intérieur. L’antiterrorisme, le renseignement, pour faire simple. J’ai quarante-deux ans, une fille de seize qui s’appelle Élodie, une ex-épouse (sa mère) et deux ou trois petits coups que je m’envoie de temps en temps sans jamais ressentir autre chose que le frottement de mon gland. Ma fille vient quand elle veut, elle a sa chambre. Sa mère est hôtesse de l’air, toujours au bout du monde. Je l’ai rencontrée pendant une alerte à la bombe à Roissy, dans une autre existence. De toute façon, on n’a jamais réussi à se voir plus de deux jours d’affilée. Je m’entends bien avec ma fille, enfin, je crois. Mais pour ce qui est d’être un père comme il faut, ben, cherchez pas, c’est pas moi. J’suis fatigué dans mon pauv’ crâne. La plupart d’entre vous pensent que nous sommes des super-héros avec la cape et le slip rouge, mais non. Pas vraiment. Pas du tout. Nous sommes fonctionnaires de police. Fonctionnaires. C’est important, ce motlà. Ça dit tout.

Gare du Nord, déjà. Youpi, je vais sans doute attraper mon RER pour Drancy… Te plains pas, c’est toujours mieux qu’un wagon en partance pour l’Allemagne, mais… Franck, arrête de déconner. Tu as mal au monde qui est plein de salauds, OK, on a compris. Reprends-toi. Et je me reprends. Il faudra tout de même que j’arrête de me parler ; l’impression de devenir toqué. Parfois j’aimerais faire comme les condés de romans à clichés, me droguer, devenir alcoolique, faire de l’humour dans les moments extrêmes, courir le cent mètres en moins de dix secondes, ricaner pendant l’action et rester diaboliquement séduisant. Mon cul. J’entretiens ma forme physique, je ne cultive aucune addiction et il m’arrive de me raser régulièrement en pensant aux RTT. Bon, demain je récupère ma moto et j’essaierai de ne pas mourir en slalomant dans les embouteillages.

Un CD et demi de Kate Bush plus tard, j’arrive chez moi, un appartement de trois pièces dans un petit immeuble années 1970 que je finirai de payer à ma retraite. Si je suis toujours vivant. C’est probablement tout ce que je laisserai à ma fille. Elle sera là dans une demi-heure et ce sera une soirée de fête entre un fonctionnaire de police cramé de fatigue et une adolescente mutique répondant à des textos pendant le dîner avant de me demander si elle peut surfer cinq minutes sur Facebook. Elle y passera suffisamment de temps pour que son vieux père s’endorme sur le canapé Fly défoncé. La fête, vous dis-je. Je lance mes clés sur la table pliante, je jette mon sweat à capuche sur une chaise en plastique et je pose mon téléphone sur le bord d’une étagère en bois. Tout à l’heure je n’avais qu’une envie : rentrer chez moi, ne plus entendre personne, et maintenant, je m’emmerde déjà. Je m’ennuie comme un rat mort dès que je suis tout seul, c’est maladif. Allez hop, Kate Bush sur la stéréo. Mais mon cellulaire vibre dès l’intro de Wuthering Heights ; il tombe de l’étagère, je le ramasse en me cognant la tête, je jure, je décroche et Michel Périco, mon chef de service, se met à aboyer.

– Allumez votre télé puis ramenez votre cul ici !

Sa voix grésille d’émotions mal contenues. Il raccroche aussitôt.

J’allume mon Samsung LCD de cinquante-quatre centimètres et mon cul s’assied tout seul vu que mes jambes se dérobent. À l’écran, des reporters cachent leur joie sous un air de circonstance, des journalistes reprennent gravement la main sur leur direct et les experts se pressent sur les plateaux. C’est parti pour des heures d’images en boucle et de commentaires conditionnels. Conditionnés. Ne pas déclencher la panique, mais rester spectaculaire quand même. Rester digne, mais tenir le téléspectateur par les burnes quand même. Un attentat dans le métro parisien à la station Trocadéro, c’est une punaise d’info (je ne dis plus putain depuis la naissance de ma fille). Une rame déchiquetée. Trop tôt pour faire le bilan, mais il y a des morts, c’est certain. La rame a explosé comme un fruit mûr et les citoyens qui s’y trouvaient ne verront plus jamais les membres de leur famille… ni même leurs propres membres, d’ailleurs. On pourrait enterrer ce qui reste dans une boîte à chaussures. Effondré sur mon clic-clac, je contemple les gyrophares flasher et les casques briller sous la pluie battante. On filme des brancards, des visages perdus, des témoins qui témoignent, des flics qui agitent les bras. Les caméras tremblent et les images passent du net au flou, du flou au net. Je tends machinalement le bras vers mon téléphone. Allô, Élodie ?

– « Hello, t’es chez Élo ; tu peux parler after the bip. »

– Euh, c’est ton père. Tu as les clés, tu connais mon ordi, y a du congelé dans le frigo. J’ai une urgence. Ah oui, je t’aime.

Et j’appelle un taxi, direction le bureau, à Levallois-Perret.

Périco nous regarde derrière ses lunettes à monture rouge posées sur un visage mou et blafard, un visage qui a renoncé à s’entretenir. Michel Périco est un con de concours. Un étalon de la bêtise. La preuve ? Il est commissaire mais préfère qu’on l’appelle « monsieur le chef de service ». Partout ailleurs on dit « monsieur » ou bien « patron », lui, il aime bien « monsieur le chef de service »… Présentement, on le regarde tous gueuler comme un putois sans chercher à nous comprendre. Bien sûr qu’on se sent concernés ! On aurait pu s’y trouver, dans cette rame, ou pire… nos enfants, nos familles, même si, de ce côté-là, c’est pas ou c’est plus la joie. Et puis surtout, pour nous, c’est un échec. On n’a pas su, on n’a pas pu éviter la bombe… On est payés pour ça, quand même. Mais lui, il gueule.

– Huit morts et trente-cinq blessés, graves pour la plupart, et je ne parle pas de tous les traumatisés, bordel ! En plein Paris ! On est censés éviter ça, bordel ! Toute la hiérarchie m’est tombée sur le poil, et ça rase pas gratis, je vous le garantis !

S’il ne gesticulait pas, on le confondrait avec le mur crème des locaux ; un crème neutre, insignifiant, décoloré, vieillot… Mais il bouge comme un guignol et prend une canette de jus d’orange dans notre frigo que, bien sûr, il ne paye pas. Ce frigo, c’est notre caisse. On achète à bon prix de la bière, du Coca, des jus de fruits et quand on en prend un, clic, on met une pièce dans la tirelire, un énorme cochon déguisé en flic de New York avec « pig » marqué sur la casquette. Parfois aussi, on en revend aux autres services. Le café, surtout. Nous sommes fiers de notre machine Nespresso. Un commercial qu’on a tiré d’un mauvais pas nous refile des capsules tous les mois et Girard et les autres viennent se payer une tasse au lieu de picoler gratuitement la lavasse des machines de couloir. Moyennant quoi, certains petits malins pleins d’humour nous surnomment les clown-nés. On s’en balance du moment qu’au bout d’un moment la cagnotte permet un petit repas convivial ou un cadeau pour une occasion précise (anniversaire, divorce, cuite…).

Nous sommes à la fois disséminés et entassés dans notre lieu de travail. Celui de notre service. Notre cheznous, quoi. Un grand placard à deux fenêtres aux rideaux poussiéreux donnant sur la cour d’un immeuble insignifiant de Levallois-Perret. C’est un rectangle pourvu d’un grand coffre blindé qui renferme les armes, les clés USB, les relevés d’écoutes, les appareils photo et GPS, les fausses plaques. On a réussi à caser une armoire pour les archives et les dossiers en cours, nos casiers individuels, le tableau Velleda pour les briefings et le frigo. Il y a aussi un « piège à balles », un gros tube d’acier rempli de sable. On y fourre le canon de nos armes en entrant dans la pièce pour vérifier qu’elles ne sont pas chargées avant de les ranger. Ça fait toujours rire Cow-Boy, qui possède toujours une bonne vanne de cul en réserve, genre baiser sur la plage avec la femme invisible… Bref. J’oubliais, dans ce foutoir : on a tous un bureau individuel avec caisson et lampe administrative choisis dans un catalogue imposé par la hiérarchie. C’est moche et ça coûte un tiers de plus que chez Monsieur Meuble, par exemple. Allez comprendre. Un conseil d’ami aux futurs policiers, prévoyez toujours une ampoule car, si la vôtre vient à griller, l’administration mettra des mois à vous la remplacer. La seule touche de fantaisie provient de notre déco personnelle. Moi, c’est une photo d’Élodie, puis une photo d’Élodie et une autre d’Élodie. Y en a plus ici qu’à la maison parce que, là-bas, ça l’énerve. Elle se sent surveillée. Elle m’a même demandé un jour si je l’avais mise sur écoute…

J’interromps Périco, qui est bien obligé de respirer entre deux invectives.

– On a peut-être des torts, mais la DGSE ne nous a rien signalé non plus, je dis.

– Des cons, eux aussi, répond-il illico. Ce soir, nous sommes tous des gros cons !

Il sort de sa poche un bout de papier qu’il me lance à la gueule. J’attends que le machin tombe dans la poussière, le ramasse et le lis sous le regard impatient de mon groupe, puis relève la tête vers monsieur le chef de service.

– Le Croissant noir ? fais-je, réellement surpris.

Il ricane vraiment jaune.

– Envoyé par mail à l’Intérieur juste avant l’explosion… Les ordures.

Les autres me regardent. Je lis tout haut :

– « Ce n’est que le début. Prochaine étape, Lyon. Nous mettrons la France à genoux. Le Croissant noir. »

– C’est quoi, cette merde ?

– Merci pour votre analyse, Venel. Heureusement, des spécialistes sont en train de chercher à comprendre. En attendant, je veux tout le monde sur le pont vingt-quatre heures sur vingt-quatre !

On ne peut s’empêcher de sourire, tous autant qu’on est.

– Et ça vous fait marrer ? demande Périco avec aigreur.

Encore une fois, je monte au front. Faut que je la mérite, ma place près de la fenêtre avec vue sur les fourgons cellulaires.

– On devrait tous être en RTT, sans compter nos autres missions et…

– Vous jouerez au petit syndicaliste plus tard. On a les fesses sur le poêle à bois, mais on va griller les autres et montrer qu’on est les meilleurs. Organisez-vous, bordel. Et je ne veux pas entendre parler d’heures sup.

Tu parles. Un vingt-quatre heures sur vingt-quatre signifie respecter officiellement les horaires quotidiens avec efficacité. De 8 heures 30 à 12 heures et de 14 heures à 18 heures. Les heures sup, on s’assied dessus la plupart du temps. Les réclamer mettrait l’État en faillite. Périco s’est calmé. Il nous balaye d’un regard désespérant, désespéré.

– Alors, vous n’avez rien ? Croissant noir, ça vous dit rien ?

Je réponds pour tout le monde en remuant la tête. On a que dalle. Des inconnus au bataillon. Périco se dégonfle comme le ballon de baudruche d’un anniversaire vieux d’un mois et le vent glacial de la panique nous fait dresser les poils. Notre grand chef renifle dans le vide et s’en va sans un mot. Il sort en laissant sa canette vide (et gratuite) sur le bord du frigo pour aller voir les autres groupes de l’étage et espérer un signe, un indice, une piste… Je me tourne vers mon groupe. On est tristes. L’envie de chialer nous serre la gorge. J’arrive à marmonner une phrase :

– Rentrez chez vous si vous voulez ; je vais rester un peu.

Personne ne bouge, j’en étais sûr. Rentrer chez soi, pour quoi faire ? Ne pas dormir ? Regarder la télé ? Contempler notre échec ? Non, on va se remuer les fesses. Cet attentat devient une affaire personnelle. Je redresse ma crête de grand mâle dominant : les salauds ne sont peut-être pas dans notre rayon d’action mais, s’ils le sont, on va se les faire ! C’est ce que je crie aux autres d’un air martial en regardant la nuit noire électrique. Le silence me pousse à poursuivre mon speech de vestiaire d’avant-match.

– On est là parce qu’on se sent tous responsables, qu’on a peut-être loupé quelque chose et qu’au-delà de nos fiches de paie on aime ce qu’on fait, pas vrai ?

C’est vrai. En général, même le pire flic magouilleur ressent ce petit frisson de vocation tout au fond de luimême quand le pire vient d’arriver.

Cow-Boy se lève et prend son flingue. Il s’appelle Luc Hernandez mais pour nous c’est Cow-Boy, un trentenaire musclé plutôt beau gosse qui aurait dû faire maître nageur. Ce brun, qui serait ténébreux s’il avait de la jugeotte, est arrivé depuis peu de la BAC ; il aime l’action. Raté. Chez nous, c’est le contraire. Pas de baston, du feutré, de l’invisible et du sournois. On renseigne, on se renseigne, on attend, on confirme et on passe le bébé aux collègues et aux juges qui se font mousser à la télé. Nous sommes des ombres qui traquons des ombres et, pendant que vous marchez au soleil, nous essayons de sauver votre peau.

– Cow-Boy, moi aussi ça me démange de sortir et de tout fracasser, mais on est là pour un briefing, OK ?

Il se rassied en maugréant. Visiblement, mon autorité est intacte.

– Bon. Briefing.

Maintenant il est tard et, sur mon beau Velleda, j’ai mis en sommeil les missions que je juge actuellement subalternes : protection du patrimoine économique, scientifique et des institutions de la nation, comme les centrales nucléaires, qu’on a réussi à refiler à Girard et à sa bande de lèche-culs, idem pour l’analyse des mouvements sociaux et des faits de société. À une exception près, j’endors aussi le contre-espionnage, qui devient de plus en plus ennuyeux. La maison regorge de légendes du temps de la guerre froide où les ingérences étrangères, dans l’aéronautique notamment, se faisaient à l’ancienne, comme dans les films. Maintenant, des techniciens chauves qui violent un ordinateur ont remplacé les blondes sulfureuses à faire parler sur l’oreiller. Puis je me tourne vers mon équipe.

– Cow-Boy.

– Yes !

Il est toujours enthousiaste.

– Tu me mates toutes les bandes de vidéosurveillance disponibles avec Boulle : ça veut dire métro, mais aussi nos périmètres à nous.

– Oh non, Francky, tu fais chier ! Tous les groupes vont faire pareil !

Je ne relève pas l’injure. La hiérarchie existe aussi parce que le petit personnel se sent familier avec celui qui leur casse les burnes. Du moins, c’est ma méthode de management.

– Si vous trouvez quelque chose, tu iras sur le terrain. Boulle, une question ?

– Nan. Il se tourne vers Cow-Boy : T’inquiète, Cow-Boy, on va trouver, c’est nous les best.

Cow-Boy marmonne, mais ce n’est pas un mauvais bougre. Malgré son caractère et les posters de Rambo et d’Alerte à Malibu dans son coin bureau, il fera le métier. Kevin Boulle, lui, est un jeune gardien de la paix, informaticien, fiancé et nouvellement arrivé. C’est un mignon rondouillard qui aurait pu être hacker ou employé des postes mais voilà, c’est un bébé flic sorti de l’école qui adore passer des heures devant des écrans à croquer des pistaches. Il en met partout, c’est un peu dégueulasse. Il réussira le concours interne de brigadier quand il aura l’âge… s’il vient sans ses pistaches. Il ne veut pas qu’on l’appelle Kevin ; il préfère encore Bouboule. Je continue mon tour de piste.

– Mansour et Goujon, vous restez sur la cité Prévert.

La cité Prévert, c’est notre résidence secondaire. La jungle qu’on nous a ordonné de surveiller. Chaque groupe a sa part de zones pourries. Nous, c’est la Prévert : trois mille cinq cents habitants officiellement répartis sur quatre barres entrelacées, deux ascenseurs plus ou moins en état de marche, sa misère, son ennui, le chômage et une majorité de gens qui voudraient être ailleurs. On part du principe que le nouveau banditisme, les extrémismes, tout ce qui nous met en alerte, peut se cacher, se créer ou s’épanouir dans les quartiers abandonnés par l’État comme une vulgaire réserve apache par les successeurs du général Custer. On y connaît tout le monde, et personne ne nous connaît… J’espère. Sur certains murs, on lit le nom, le matricule, l’adresse et parfois même le prénom des enfants des policiers du coin, mais pas encore les nôtres, nous, les invisibles. Si jamais le bombeur vient de là, nous ne le raterons pas. Nous n’avons pas le droit de le rater.

Mansour Boudjellal s’étire. Il a presque quarante ans, c’est mon capitaine adjoint. Bac plus cinq et juriste, comme moi. Quand il boit… il boit. Mais à part ça, c’est un solide, un manuel, un taiseux, une poutre. Sa femme est institutrice, ils s’adorent et sont complémentaires. Elle a son voyou, il a son intello. Ils ont fait deux filles. Un flic heureux en ménage, et c’est mon ami !

Gabriel Goujon, c’est autre chose. À presque cinquante balais, il est major de police et porte le même costume râpé depuis trente ans. Il adore les écoutes, toutes les écoutes, les ragots, les potins, les on-dit. Ensuite il en parle à sa femme ; ils n’ont plus que ça à partager depuis que leur fils vole de ses propres ailes. Mansour et lui, vous les collez sur une planque et vous oubliez de leur dire de rentrer, ils seront encore là dans mille ans. Voilà pourquoi je garde ces deuxlà sur Prévert.

Mansour opine du chef en souriant. Son sourire donne toujours à penser qu’il se fiche de vous, mais non ; c’est comme ça, il est ironiquement naturel… ou naturellement ironique. Calmement angoissé. Il y a une part… d’ombre en lui.

– D’t’façon, on va tous faire pareil, pas vrai ? Chercher dans notre coin en espérant que le dingo n’est pas parti de chez nous.

Ça, c’est Goujon, et il a raison. Tous les groupes serrent les fesses et fouillent leur pré carré en se disant que l’erreur vient de chez les autres. C’est ça, la solidarité entre services.

– Dédé et Beppe, vous fouinez chez les collègues et vous me trouvez des infos qu’on n’a pas. Et puis ressortez tout ce qu’on a sur tout le monde, y compris les groupes extrémistes et leurs méthodes.

– Surtout les barbus, précise Dédé en frétillant de la moustache.

Je regarde Mansour et soupire. Il doit en avaler des couleuvres. Heureusement, il avale aussi de la charcutaille et de l’alcool. Ça doit aider.

– Islamistes et autres, Dédé. Sors un peu de la guerre d’Algérie.

– Mmh…, fait Beppe.

Tout le monde écoute. Il ne parle pas souvent, le Beppe. Je l’encourage.

– Oui ?

– C’est de l’artisanal. De l’artisanal.

Il répète souvent ce qu’il vient de dire, histoire, peut-être, de vérifier.

Beppe et Dédé, ce sont nos anciens. André « Dédé » Laurain est proche de la retraite, c’est un grand-père divorcé, bon vivant, un poil raciste et moustachu. Il est arrivé des RG après la fusion avec la DST, dont est issu Beppe, qui est plus sombre. Giuseppe « Beppe » Ledellec est un ex-militaire, un commando, un démineur qui d’un coup a craqué. Fini l’action, bonjour la routine, l’immobilisme, la planque. Il déprime en silence avec son physique de Lino Ventura sans qu’on sache vraiment ce qui lui est arrivé. Je reprends la main.

– De l’artisanal ? Probablement, mais je veux dès que possible tous les dossiers sur l’attentat.

– Tu parles comme un bouquin d’école, rigole Dédé.

– C’est la fatigue, je me transforme en Périco.

– Gaffe au frigo ! rigole Cow-Boy.

On se marre un peu, histoire de décompresser. Seul Beppe n’a pas ri. Je me rapproche de lui. C’est notre mémoire, notre physionomiste : il n’oublie jamais un visage. Quand on vient lui montrer des photos, il soupire, lève les yeux au ciel et vous balance neuf fois sur dix le patronyme du sujet.

– Beppe, tu iras jeter un coup d’oeil sur les photogrammes de Cow-Boy et de Boulle.

Il hausse les épaules et ça veut dire : ben oui puisque je suis payé pour ça et pourtant je m’en branle ; je m’en branle de tout.

Je me tourne ensuite vers Paul Gastaldi et Jacky Milano. Elle est jeune, grande et costaude ; pas le genre qu’il vous vient à l’esprit de draguer, mais tellement sympa et fine que vous ne pouvez pas vous en passer. Elle est brigadier. Quant à Paul, il est brigadier-chef… et complètement fou. Sanguin en instance de divorce, il multiplie les conneries, voire les violences. L’autre jour, il a braqué la voiture de sa femme et s’est emplâtré un pylône. Ivre mort. Il a bien essayé de discuter avec les gendarmes qui l’ont contrôlé mais… ils se sont mis à trois pour l’embarquer. Il n’a toujours pas compris que la loi est aussi faite pour lui. Si ça continue… Je préfère ne pas y penser.

– Ça se passe comment pour vous ? dis-je.

Jacky hausse les épaules en souriant. Rien de spécial pour l’instant. Il y a quelque temps, elle s’est retrouvée dans une armurerie et l’autre client était un type avec un fort accent russe. Ils ont parlé armes puis, en rentrant chez elle, elle nous a faxé son signalement. Quand le portrait-robot est arrivé sur son fax, elle a confirmé. Elle venait de lever Tarkov, un ex du KGB et du FSB. Elle a surveillé l’armurerie et, quand l’Ukrainien est revenu, elle y était aussi. Surprise ! Ils ont encore parlé d’armes et sont devenus copains. Visiblement, Tarkov a envie de s’intégrer. Pour vraiment changer de vie ? À voir. Lui et sa famille sont venus en France monter une entreprise de volailles import-export. À voir. En tout cas, cette mission, c’est la sienne, pas question de la lui enlever. J’ai adjoint Paul à Jacky parce qu’elle est super zen. Ce type a besoin d’une bonne influence.

– Bon, restez sur ce coup-là et faites-moi des rapports. On verra par la suite. Céline ?

Quand je prononce son nom, j’ai l’impression d’être tout nu devant une foule. Céline Thierry est intelligente, polyglotte et belle à se damner. Un petit corps de rêve, un visage d’ange, une coupe de cheveux bruns rigolote. À vingt-quatre ans, elle est le fantasme du bureau. Périco magouille pour qu’elle soit sur nos affiches de propagande, mais il n’a toujours pas compris qu’elle aime demeurer anonyme. Sauf que… la base, dans notre métier, c’est de ne ressembler à rien, c’est-à-dire à monsieur ou madame tout le monde. Comme le disent nos documents à usage interne, les qualités physiques requises sont celles-ci : au plan de la morphologie, le policier est une personne qui passe inaperçue (taille moyenne, corpulence moyenne, pas de signe particulier…). Céline est juste une bombe atomique. Sur un plan vestimentaire, il ne doit pas laisser de trace dans le souvenir des individus surveillés. Pour cela, il ne doit pas attirer exagérément l’attention par une apparence hors du commun. Céline est hors du commun. L’utilisation d’accessoires vestimentaires peut aider à modifier l’image de la silhouette du policier (casquette, veste, parapluie, lunettes…). Même déguisée en religieuse, elle ferait bander un âne. Voilà. Céline, tu la remarques, alors pour les filatures, c’est bonbon. Elle ne comprend pas pourquoi parfois je m’énerve ; elle croit que je la sacque parce que je veux la sauter et qu’elle résiste. Mais je ne lui ai jamais demandé rien d’autre que d’aller boire un verre ! Je ne veux pas la sauter. Je veux qu’elle m’aime ! En attendant, elle me fait toujours la gueule.

– Céline, t’en es où ?

Elle me regarde avec un mélange de morgue et de crainte.

– Je vais finir par devoir me piquer vraiment. Karma se méfie.

Tu parles. Elle a intégré la cité Prévert par hasard. Un jour de filature, elle s’est fait remarquer (ben voyons) et, pour ne pas tout faire foirer, elle s’est inventé un passé de cité chez les Ch’tis, violée par son père et son oncle. Elle joue la folle qui se fiche de tout, la belle qui en a aussi bavé chez les bourges et qui revient à ses racines. Elle connaît tous les crapauds mais Karma, le caïd local, se méfie. Puis je pose la question qui me brûle les lèvres.

– Et Bingo ?

Elle sourit parce qu’elle sait que ça m’emmerde.

– Toujours aussi mignon. Si je me mets avec lui, Karma se méfiera moins.

– Bingo est un petit cambrioleur de merde, je réponds.

– Oui, mais si je me colle avec lui, pour les autres je ne serai plus la bizarre tordue solitaire que personne ne comprend. Karma aime bien Bingo et, à l’occasion, il l’utilise. Je l’aurai peut-être par là.

J’ai les boules mais je me tourne vers Mansour et Goujon.

– Bon, vous faites gaffe à elle, hein ?

Sourires. Le capitaine est tout nu devant la foule… et doit sauver la face.

– Puisque tu y étais, ça s’est passé comment, la nouvelle de l’attentat, là-bas ?

Elle hausse les épaules.

– Tout le monde a regardé la télé, quelques nazes ont crié viva l’Algérie ou Palestine, mais rien qui fasse penser que ça vienne de là.

J’adore sa voix… Bon.

– Rentrez chez vous dormir cinq minutes et revenez tout frais (punaise, je parle comme Périco…). On en saura plus dans quelques heures mais, avant de filer, on appelle tous quelques tontons pour voir s’ils n’ont rien entendu. On ne sait jamais.

Dédé fait la moue.

– Et pour Lyon ? fait-il.

– Quoi, pour Lyon ? je réponds avec un brin d’agressivité.

– Le Croissant noir, la France à genoux, c’est quoi, ces conneries ? Un nouveau 11 Septembre ?

Si même Dédé s’inquiète, c’est grave. Je ne peux cacher ma trouille.

– C’est peut-être pire. Et puis, on est le 12…

Puis je toussote parce que, des fois, un chef doit toussoter pour éviter qu’un groupe se lance dans un débat enflammé ou sombre dans la dépression.

– Les messages vont être analysés, on va faire le tour de nos suspects : on verra bien. De toute façon, en ce moment, on n’a rien. Mais faut qu’on trouve, les enfants, faut qu’on trouve.

Puis je ferme ma bouche et personne ne prend la suite. Une dizaine de muets avec un sac de ciment sur le ventre, c’est à ça qu’on ressemble.

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